Essai

MIEUX GÉRER NOS CONFLITS

Manifeste pratique et politique

à propos de violence intracommunautaire

Éris

« Il y a un problème majeur avec les groupes collaboratifs : il sont composés de gens, et il est sacrément difficile de s’entendre avec les gens. Si ce n’était pas le cas, nous aurions déjà sauvé le

monde un paquet de fois. »

Starhawk, The Empowerment Manual, New Society Publisher, 2021, p. 4 (ma traduction, langage adapté)

À Rachel, pour l’éternelle camaraderie et l’émulation sans lesquelles j’aurais gardé les bras baissés.

À Charpi et Leïla ; il fallait bien écrire, alors j’ai écrit. Aux bibliothécaires, qui attisent chaque jour

la foi qu’on peut faire mieux.

Et surtout… À la plus belle.

SOMMAIRE

Notes sur la langue 10

Préface (ou presque) à la deuxième édition 11

Avant-propos 12

Réflexions sur la violence intracommunautaire 19

Avertissements 20

Introduction 21

Qu’est-ce que la violence intracommunautaire ? 23

  1. – Principes : perspectives abolitionnistes 24

Proportionnalité entre les moyens et les fins 25

Sortir de la binarité victime/coupable 27

Croire les victimes ne suffit pas : l’agression est-elle un conflit ? 29

Quelques critiques des approches transformatrices du point de vue de la protection des victimes 34

Causes et motifs des actions néfastes 35

Les moyens ne sont pas neutres 37

Penser le système 40

Le dilemme de l’auto-exclusion 42

L’exclusion est-elle une réduction des risques ? 43

Les réactions « à chaud » 45

Une responsabilité collective ? 47

Reproduction des violences et stress minoritaire 47

Dissonance cognitive et récit de soi 50

Solidarité et perméabilité 54

Retisser les liens… Coûte que coûte ? 58

Trouver des antidotes à l’exclusion 61

  1. – Ingrédients de la violence intracommunautaire 65

Le conformisme 65

La déshumanisation 67

Fols et monstres 67

Essentialisation 69

Contre la déshumanisation, la vulnérabilité 70

La mise en récit 71

  1. – Reconnaître les mécanismes sociaux impliqués 73

Spécificités de la violence intracommunautaire 73

Différencier conflit et agression 75

Nul·le n’est une île : les blessures, et leur(s) cause(s) 77

Contre l’absolu moral 79

L’élément perturbateur 81

L’évitement 83

La crise 85

  1. – Dénonciation publique et « marche manquante » 90

Caractériser une « marche manquante » 91

Vulnérabilité à l’exclusion 92

Confusion entre privilèges et droits 96

Juger de la légitimité d’un call-out 97

Prendre en compte les traumatismes sociaux 98

L’individu néolibéral 101

Repenser la justice sociale 102

Le courage d’interrompre l’escalade 103

(Re)construire ensemble 105

Résolution ? 106

Essayer de mieux faire 107

  1. – Réflexivité 109

Reconnaître l’expérience d’autrui 109

Identifier ses propres biais 111

  1. – Prévention 114

Calibrer nos attentes 115

Cadrage culturel in situ 115

Cadrage culturel préliminaire 116

(Exemple GN) Un atelier pré-jeu pour calibrer la compréhension culturelle 118

Éducation à la diversité 120

Espaces d’écoute et de veille 122

Moments d’exutoire 124

L’expression des désaccords 126

La communication non-violente 126

Le « call-in » 129

(Extrait) Calling-to : une proposition de protocole alternatif pour les communautés militantes 131

Mise en garde contre les usages oppressifs de ces outils 134

À nouveau : un outil n’est pas une fin en soi 134

La « violence » du désaccord 134

  1. – Accompagnement 136

Prémisse : qu’est-ce que le « care » ? 136

L’équipe-ressource 138

Avant 138

Pendant 139

Après 140

Note sur la formation des bénévoles 140

(GN) Quelques ressources 141

Horizontaliser le soin (Collectif Marmite) 142

Fonctionnement en binômes ou par groupes affinitaires 142

Responsabiliser le groupe 143

Gestion structurelle 143

Note sur la concentration des pouvoirs 145

Cellule de soutien 146

Le rôle des lançaires d’alerte 147

Lancer l’alerte : quand, comment, pourquoi 148

Protéger les lançaires d’alerte 150

Dispositifs de suivi 152

(Extrait) Faire de son call-out un ami, par Tada Hozumi 153

  1. – Réparation 156

Médiation 157

Le consentement 158

L’expression claire des parties 159

La ou les personnes médiatrices 161

Comment choisir les personnes médiatrices ? 162

Définir des objectifs 163

Le théâtre-forum 166

Cercles de parole 168

(Exemple) « Coordination de groupes Bi+ » et « Animer votre groupe », extraits de la brochure « Growing a Bi+ Community » 169

(Extrait) « Créer des moments d’expression des besoins et des soucis », du collectif Marmite 174

Rituels 175

(Exemple) « Exercice : le conseil des valeurs », de Starhawk 176

Actes de réparation 177

Passer de bons moments 179

  1. – Et si on n’est pas d’accord ? 180

Le droit au désaccord 180

Intention et trauma 181

Les limites communautaires 182

L’exclusion… Quand même 182

(Extrait) « Gérer les personnalités difficiles », par Starhawk 183

Conclusion 185

Pour aller plus loin : quelques références 187

Crédits 188

NOTES SUR LA LANGUE
  1. Nous avons pris la décision de rédiger ce manuel à l’inclusif afin de ne pas associer les positions de « coupable » ou de « victime » à l’un ou l’autre des genres grammaticaux. En lieu et place des terminaisons inclusives les plus répandues (« lecteur·ice » pour lecteur/lectrice), nous avons décidé d’appliquer, partout où cela était possible, la terminaison épicène –aire (comme dans « bibliothécaire »,

« colocataire », etc.). Ainsi, « agresseur·se » devient « agressaire », « auteur·ice »

« autaire », etc. Cela peut surprendre au début mais cela s’avère plus simple à la lecture que le point médian. En ce qui concerne les aspects grammaticaux, nous avons cependant gardé le point médian, faute de mieux, en essayant chaque fois que cela était possible qu’il ne soit pas audible. L’accord de proximité est parfois utilisé.

  1. Le « nous » qui émaille ce manuel est ambivalent. Il pourrait être un « je », car j’en ai écrit pratiquement chaque mot, et pourtant ce même « je » est éminem- ment collectif, travaillé par les discussions, les conflits, les solidarités, et même – ironique évidence – le harcèlement et l’exclusion.

L’ambivalence se retrouve cristallisée dans ce prénom, Éris, qui est le mien mais que je garde d’ordinaire pour moi, lui préférant dans l’usage celui d’Axiel, duquel je signe mes jeux, mes articles, mes mots doux et mes déclarations d’impôt. Éris est tout à la fois un agent du chaos et celle qui met le doigt sur les contradictions internes du groupe auquel elle appartient sans appartenir : faire mien ce nom fut un acte magique, et ce me paraît être le parfait talisman pour me protéger, en livrant ce document à plus d’un titre sensible, du trauma d’exclusion qui me fait trop sou- vent trembler et vaciller.

PRÉFACE (OU PRESQUE) À LA DEUXIÈME ÉDITION

Faute d’une véritable préface, qui allongerait encore le délai de republication au- delà des trois semaines de retard que j’ai déjà sur ma deadline auto-infligée, voici sommairement listés quelques changements.

D’abord, le livre que vous avez sous les yeux est plus épais que son prédécesseur, malgré le changement de police. J’y ai ajouté de nombreux approfondissements, des réflexions additionnelles, intégré des critiques, corrections, discussions, etc. J’ai aussi fait la chasse aux digressions de bas de page. Si vous avez la version pré- cédente sous les yeux, le sommaire, rallongé, pourra vous aider à y voir plus clair.

J’ai également pris le temps de relire les textes qui avaient initié ces réflexions, et qui paradoxalement ne figuraient pratiquement pas dans ce livre : c’est le cas, no- tamment, du zine Le Village, qui a traduit en français nombre de textes autour de la justice transformatrice et a constitué ma porte d’entrée dans ces thèmes.

Ensuite, j’ai « dé-GNisé » le texte – remplacé et simplifié la plupart des références au jeu de rôle grandeur nature. En effet, bien qu’il en soit le contexte d’émergence, les lieux et milieux de discussion et d’appropriation de ce livre (et de bien d’autres ressources) sont à ce jour principalement militants (anarchistes notamment, en maintenant le flou sur ce que cette dénomination désigne). J’espère qu’il soit, en l’état, davantage encore appropriable dans ces cadres, tout en demeurant adapté à d’autres.

Enfin, j’ai ajouté un ISBN. Un mouvement un peu trop légaliste sans doute, mais qui permettra à ce livre d’être référencé, donc, peut-être, trouvé.

Il reste encore bien des choses à dire, bien des remarques (auto-critiques ou cri- tiques extérieures) desquelles j’ai pudiquement détourné les yeux, non par manque d’intérêt, mais simplement parce qu’il faut bien accepter de finir – ce qui, pour une personne qui publie une deuxième fois le même livre avec des changements consé- quents, n’est pas si évident qu’il semble. Bonne lecture !

AVANT-PROPOS

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce document, je l’envisageais comme un travail collectif. Je comptais sur l’émulation suscitée par la table ronde initiale – dans ce cadre si particulier qu’est LaboGN, un espace de réflexion et de création autour du jeu de rôle grandeur nature qui a, depuis une douzaine d’années, mené à formaliser et conceptualiser bien des choses dans les franges les plus « expérimen- tales » de cette pratique – pour produire un document synthétique. Je l’imaginais comprenant une partie analytique rédigée sur la page de droite et doublée sur la page de gauche de résumés mis en page pour faciliter la prise en main des concepts, des témoignages anonymes émanant de personnes ayant occupé diverses positions dans une crise, et une partie « outils », envisagée comme une liste de pra- tiques et solutions possibles à diverses situations critiques. Or, l’émulation a, comme souvent, fait long-feu. Ce travail s’est avéré hautement solitaire : j’en ai ré- digé la quasi-totalité, bien que les échanges avec les personnes créditées et d’autres, concernées par des situations d’exclusion communautaire notamment, m’aient constamment enrichi·e, fait·e évoluer, amené·e à reconsidérer ou radicali- ser mon propos. Des séances de travail collectif, avec Rachel – avec qui j’ai posé les bases, le plan sur lequel a été construit le guide –, Leïla ou Nadia, les échanges mail avec Coralie ou encore la table ronde « de la dernière chance » à LaboGN 2021, suite à laquelle Lucie m’a rejoint·e et apporté une aide salutaire pour re(re- rere…)lire, compléter et achever la première version, puis les discussions avec Élodie, Nathan, Éoz, les échanges au Placard Brûle ou à la BAF pour la seconde, ont été absolument nécessaires. Ce document n’aurait jamais pu être terminé, mal- gré mon acharnement, sans les regains ponctuels d’énergie (ou l’opiniâtreté renouvelée) permis par ces moments sociaux et les commentaires et suggestions toujours pertinentes des personnes qui ont jeté un œil sur le texte chaque fois que j’en ai soumis une version. Les discussions, l’expérience et les documents fournis par Clément C., Flo et Éliot, les apports de Juliette, les partages de compétences, lectures et mises en pratique avec Clément R. et les camarades de la bibliothèque

anarchaféministe de Toulouse, la discussion initiale avec Romain, les échanges trans-paradigme avec Vräel… tout cela, et bien d’autres choses et personnes, ont contribué de façon décisive à ce document tel qu’il existe.

Vous constaterez rapidement qu’il n’y a pas de « page de gauche » (bien que ces pages soient de gauche, humour), nous avons abandonné les témoignages, les ou- tils ne sont pas une simple liste et l’analyse est plus que touffue. C’est que ce travail, porté bien davantage par la détermination et la conviction de son impor- tance politique que par l’enthousiasme (sans doute premier, mais fort bref), est impossible à achever.

Je m’explique : il s’agit de savoirs chauds, cruciaux, en perpétuelle évolution, qui agitent les marges de la société et les luttes politiques. Du savoir situé, nécessaire, impossible à refroidir et… à mon sens et à ce stade du moins, insoluble.

J’ai conscience que vous dire ça alors que vous vous apprêtez à lire deux centaines de pages de ma prose de réformé·e de l’université a quelque chose de profondé- ment décourageant. C’est sans doute un peu parce que je le suis, aussi, découragé·e. Mais pas radicalement ; c’est une forme de découragement qui de- meure créatif, quelque chose comme le « tu dois » catégorique de Kant. Ça n’est pas tout à fait non plus un découragement stoïque, serein, l’acceptation que je ne peux pas agir sur ce qui ne dépend pas de moi. C’est un sentiment – fréquent chez moi, quoique je reconnaisse sans peine que ce moteur a quelque chose d’un syn- drome du sauveur généralisé – que l’importance politique d’un sujet vaut la peine qu’on se mette en danger, qu’on se trompe, qu’on trébuche, qu’on s’en- gueule même. Depuis la première édition de ce livre, j’ai rencontré l’autrice et performeuse Rachele Borghi, qui forge en italien le terme de sbagliaranza, que nous nous sommes accordées dans nos échanges pour traduire par « foirance ». Cette notion, qui est peut-être la version punk de la résilience (littéralement, la fa- culté d’un matériau à retrouver sa forme après un choc : malgré ses usages « start- up nation », je me refuse à laisser monopole de la résilience aux libéraux), fait écho à mon sentiment et à mon effort. La « foirance » est une condition pour arpenter la

faille, se mouvoir dans l’espace politique entre la nécessité de l’action et l’impossi- bilité de savoir par avance quelles en seront les conséquences1.

Alors je le dis d’emblée : je suis pétri·e de contradictions, et ce livre l’est aussi.

*

Je parle d’une position de personne qui a subi des pressions et de la coercition dans le cadre de relations sexuelles préalablement consenties et que l’idée de dénoncer publiquement les personnes ou de porter plainte n’a jamais effleurée, parce qu’à l’instant même où je me trouvais victime de violences sexuelles leur caractère sys- témique m’apparaissait si clairement que je ne suis jamais parvenu·e à en vouloir pleinement aux individus. Lors de la dernière relation où cela s’est produit, j’ai subi du chantage au sexe récurrent, plus une ultime occurrence où les séquelles physiques m’ont forcé·e à réaliser qu’il s’agissait d’un viol.

J’ai eu mal, j’ai mis des années à m’en remettre assez pour ne pas être tout à fait en hypervigilance quand je fais du sexe, mais je ne lui en ai pas voulu, exactement. Je ne lui en ai pas voulu parce que dès le départ, pour moi, c’était le système qui était responsable. J’ai blâmé le patriarcat, pas son agent, pour qui je ne pouvais avoir que de la pitié (qui est une forme de mépris).

Je vous parle de cela non dans le but d’obtenir de la compassion ou de la recon- naissance, mais afin de vous donner à apercevoir les mécanismes de pensée que ça a engendré chez moi. En vérité, je ne vous partage ça qu’au cas où vous ayez, à la lecture du texte qui suit, pensé des choses du genre : « s’iel avait été victime d’agressions, iel ne dirait pas ça », « iel blâme les victimes/défend les agres- saires », « en tant que victime de viols/agressions sexuelles/violences psychologiques/…, il m’est impossible d’être d’accord », etc. Exposer le fait que, comme tant de femmes et de queers (bien que pas seulement), j’ai vécu des vio-

  1. À ce sujet, j’ai écrit un texte : « Arpenter la faille : morale et politique radicale », LARP in Progress, 2023. https://larpinprogress.com/fr/mgc/lettre02.html

lences sexuelles, contribue à situer le point de vue, l’expérience complexe qui s’in- carne, notamment, dans le refus de répondre au préjudice subi par l’exclusion ou l’enfermement des perpétrataires2.

Cela ne rend pas mon discours « juste ». Il demeure possible (évidemment) de ne pas être d’accord. De nombreuses personnes sont en désaccord avec la posture ra- dicale que je m’apprête à défendre. D’autres sont en accord. Certaines des personnes qui sont en désaccord ont subi des violences sexuelles ; d’autres en ont commis ; d’autres, ni l’un ni l’autre. Il en est de même pour les personnes qui par – tagent ma vision, ou qui la trouvent trop peu radicale. En définitive, il n’y a rien dans le « paratexte », dans mon identité, mon engagement ou mon expérience, qui puisse vous indiquer si vous devriez ou non être d’accord avec ce livre : vous allez devoir vous faire votre propre opinion, et j’espère que vous prendrez le temps de lire attentivement avant de décider.

Je vous parle ainsi d’une position de tiraillement interne, d’impossible guérison dès lors que mon ennemi ne saurait être une poignée d’hommes qui m’ont blessé·e, mais le patriarcat qui les a engendrés (et il ne suffit pas de relationner avec des per- sonnes qui ne sont pas des hommes cis pour sortir du patriarcat et du système du viol). Je parle aussi de la position de quelqu’un qui a maintes fois préféré partir, s’auto-exclure, car la bataille semblait perdue ou que je n’avais pas l’énergie de la mener. Partir, pour ne pas rendre les armes. Ensuite, ma position est aussi celle d’une personne qui a subi de l’exclusion communautaire, bien que j’aie eu la

« chance » d’avoir suffisamment d’attaches sociales (et, d’une façon marginale, de prestige en qualité d’intellectuel·le/cherchaire dans le milieu du GN) pour ne ja- mais me retrouver totalement seul·e.

  1. Récemment, j’ai regardé le replay d’un live Twitch « Convoquée au poste » de David Dufresne pour Blast, où il recevait la réalisatrice Ovidie à propos de son documentaire Le procès du 36 sur le viol d’Emily Spanton, Cana- dienne alors de passage à Paris, par plusieurs policiers dans les locaux de la police judiciaire. J’ai été ému·e d’entendre Ovidie elle-même, qu’on ne pourrait guère attaquer sur une « méconnaissance » des réalités des vio- lences sexuelles, dire : « Je suis pas une féministe carcérale. Je suis abolitionniste de la prison, donc que ce soit des flics ou pas des flics, ça ne m’éclate pas qu’on les envoie sept ans en taule. » https://www.youtube.com/watch?v=Y04uiPSs1pg (2022)

Enfin, j’écris en tant que personne qui a participé ou initié des exclusions, à de pe- tites échelles, qui a été en conflit de nombreuses fois et ne semble toujours pas parvenir à « bien gérer » (bien que, là encore, réussir un conflit implique la coopé- ration et une capacité mutuelle au désaccord qui en font une affaire hautement collective, de laquelle je ne saurais être totalement ni responsable, ni absout·e). Je n’ai pas de formation spécifique, je n’ai que peu d’expériences heureuses en la ma- tière et même, m’a-t-on dit, je suis nul·le à ça. Bref, je ne suis pas « légitime » – quoique cela veuille dire. Mais c’est un travail nécessaire alors je le fais. Pénible- ment, non sans anxiété et même dépit, avec la conscience aiguë de vivre une sorte de supplice des Danaïdes où je ferais moi-même continuellement des trous dans le tonneau que je me suis donné la tâche de remplir.

*

Aussi ce que j’écris porte-t-il la contradiction – la mienne, et celle du système qui nous englobe et nous engendre et contre lequel nous nous arc-boutons. Tout comme être anticapitalistes à l’intérieur du capitalisme nous oblige à nous compro- mettre, à négocier constamment nos interactions avec un système économique et politique totalitaire – au sens propre, qui imprègne et se mêle de la totalité de nos existences individuelles et collectives –, être anti-autoritaires dans une société ré- pressive et qui récompense la prise de pouvoir individuelle nous fait courir le risque permanent de l’échec, de la réappropriation par les personnes qui bénéfi- cient du système en place, du dévoiement. Devrions-nous en conclure qu’être anti- autoritaires ne fait pas sens ?

Les détractaires de la justice restaurative ou transformatrice objectent que ses principes peuvent être instrumentalisés par des individus pour se mettre hors de cause. C’est le cas : tout comme le call-out, ou dénonciation publique, peut être instrumentalisé pour mettre des ennemi·e·s politiques hors d’état de nuire. Ça n’est pourtant ni l’objet, ni la majorité des cas. Mais oui : les outils que nous présentons ici supposent la bonne foi des personnes. Oui, tout ce qui est écrit

ici requiert que les individus y prenant part désirent réellement faire société et lut- ter contre la fragmentation du corps social et l’individualisme sur lesquels s’appuient le patriarcat, le capitalisme et les autres systèmes d’oppression qui tra- vaillent de concert à l’ordre social actuel. Et, soyons honnêtes – empiétant de ce fait sur les pages qui vont suivre – : la justice punitive et la répression ne fonc- tionnent pas. L’éventualité d’une instrumentalisation ponctuelle paraît être un prétexte bien pauvre pour assigner une alternative à ses imperfections et s’éviter la tâche de s’y engager avec sérieux.

C’est pourquoi ce manuel s’adresse aux sous-cultures, aux groupes qui s’efforcent déjà de faire communauté sur la base de ce qui les marginalise : puisque j’en suis l’autaire, ce sont principalement les rôlistes/GNistes3, les queers et les nuances d’extrême gauche auxquelles je m’adresse, mais le propos est aisément transpo- sable. Il s’agit de progresser, comme le titre bell hooks, « de la marge au centre »4

  • d’avancer par contagion ou capillarité, de sorte que des idées politiques qui pa- raissent encore largement impensables finissent par gagner le « mainstream » (qui sait, peut-être que d’ici peu passeront pour réac’ ciels qui défendront le système carcéral ou l’ostracisation communautaire).

Lors d’un bref épisode d’engagement politique au sein d’un groupe communiste révolutionnaire à l’occasion du soulèvement contre la loi Travail/El Khomri en 2016, j’avais déclaré, non sans une certaine satisfaction quant à mon sens de la for- mule, « nous ne pouvons pas demander aux gens de sortir de leur aliénation sans avoir créé les conditions de l’émancipation » – c’est-a-dire, un peu moins pom- peusement, qu’une généralisation de la lutte anticapitaliste (et consorts) ne peut se faire sans que les prémisses d’une sortie véritable du capitalisme soient accom- plies. Un camarade plus âgé et rompu à la lutte avait rétorqué : « si, justement ».

C’est là tout le paradoxe, ce qu’on appelle en termes marxistes la dialectique :

nous ne pouvons pas sortir du système sans être sorti·e·s du système… et
  1. Pratiquant·e·s des jeux de rôle sur table ou grandeur nature.
  2. Bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, Cambourakis, 2017.

pourtant nous le devons. La réalité matérielle dans laquelle nous vivons et la so- ciété telle qu’elle devrait être interagissent perpétuellement, l’une mettant l’autre en échec tout en se laissant, bien malgré elle, travailler par sa contradiction.

*

Ce manifeste s’inscrit dans cette logique-là : nous ne sommes pas près de sortir des logiques répressives et autoritaires dans lesquelles nous baignons. Nous n’y sommes pas prêt·e·s non plus d’ailleurs. Il faut pourtant que nous nous y effor- cions, parce que la société dans laquelle nous voulons vivre, libérée des oppressions, nécessite que nous agissions également sur cela.

Ce que nous portons, ce que toutes les personnes engagées dans des luttes anti- carcérales, anti-autoritaires et de justice transformatrice portent ou doivent porter, ce ne sont pas quelques réformes cosmétiques ou des outils « pour faire bien » : c’est un changement de paradigme.

PARTIE I – Diagnostic

RÉFLEXIONS SUR LA VIOLENCE INTRACOMMUNAUTAIRE

AVERTISSEMENTS

Ce texte a été initié dans le cadre d’une communauté de pratiquant·e·s de jeux de rôle grandeur nature, abrégé GN, une pratique ludique consistant à incarner physi- quement des personnages dans un monde fictif. Les participant·e·s à des GN s’appellent « GNistes », avec une dimension identitaire (« je suis GNiste » – toutes les personnes pratiquant le jeu de rôle grandeur nature ne s’identifient pas comme telles). Certains exemples et points spécifiques en sont ainsi tirés : néanmoins, les mécanismes décrits et les pistes de résolution sont loin d’y être propres, et peuvent être appliqués à d’autres milieux et communautés, ce que j’ai souvent fait de façon explicite au cœur du texte.

Ce texte parle de violence morale et physique, en particulier d’exclusion, de vio- lences sexuelles et de viol, de punition et de vengeance, de prison, etc. Souvent, ces thèmes sont abordés sous un angle qui diffère des discours militants les plus ré- pandus, avec une radicalité – dans le refus de l’essentialisation des catégories de victime et d’agressaire notamment – qui peut choquer lorsqu’on les rencontre pour la première fois. Je vous invite à prendre soin de vous en le lisant : si vous vous sentez activé·e, indigné·e ou « triggered » par ce qui est dit, n’hésitez pas à souffler, faire une pause, sortir, parler à des ami·e·s, faire quelque chose qui vous fait du bien. Vous y reviendrez plus tard, ou pas : quoi qu’il en soit, soyez as- suré·e que jamais l’intention de ce texte n’est de minimiser ou de nier des expériences d’oppression, de discrimination ou de violence.

Je vous crois. Je vous vois. Je suis l’un·e de vous.

  • Éris
INTRODUCTION

e point de départ concret de ce livre a été une discussion, à LaboGN 2019, entre Romain Féret et Axiel Cazeneuve (Éris) au sujet de la violence com- mise, souvent d’une façon non conscientisée, par « la communauté ».

L

LaboGN est un événement d’une semaine d’expérimentations autour du jeu de rôle grandeur nature (GN) qui existe depuis 2014 : c’est un espace participatif, qui se veut inclusif et vise à l’horizontalité et l’auto-gestion (ici, donc, « la communauté » faisait références aux GNistes, c’est-à-dire des personnes pratiquant le jeu de rôle grandeur nature, ou à des groupes de personnes formés autour d’une pratique parta- gée du jeu de rôle grandeur nature). Romain rapportait en effet avec émotion une anecdote vécue peu de temps auparavant, durant laquelle les participants et partici- pantes à un GN s’étaient secrètement allié·e·s, dans un cadre de jeu, contre une participante débutante qui ne maîtrisait pas les codes et agissait de façon « inappro- priée » au regard des usages partagés par les autres. Cet extrait du récent et pratique Comment s’organiser, de Starhawk, décrit ce mécanisme :

En intégrant un groupe, les personnes espèrent être acceptées dans une communauté chaleureuse. Certes elles peuvent avoir leurs côtés pénibles – nous en avons tou·te·s. Mais au lieu qu’on leur en parle sereinement pour leur donner la possibilité de chan- ger, elles deviennent la cible de médisances.5

Suite à ce constat, Romain et Éris ont rapidement organisé, pendant LaboGN 2019, une table ronde sur la violence intracommunautaire, à laquelle une douzaine de personnes ont participé. Après une rédaction longue et laborieuse, Éris a à nouveau soumis le projet pré-rédigé lors d’une table ronde dédiée à LaboGN 2021, permet- tant de rassembler de nouvelles volontés pour s’atteler à la finalisation du projet. Le livre a finalement été auto-édité et sa sortie « officielle » réalisée mi-octobre 2022 à l’occasion de BEtaLARP, un autre événement dédié aux réflexions autour du jeu de rôle grandeur nature, qui se tient chaque année en Belgique. Depuis sa première publication, ce manifeste a été davantage approprié par des personnes et

  1. Starhawk, Comment s’organiser ? Manuel pour l’action collective, Cambourakis, 2021, p. 115.

des collectifs dont l’ancrage communautaire est queer, féministe et/ou anarchiste, et les discussions qui ne cessent de le prolonger prennent plus volontiers place dans ces espaces que dans un cadre GNistique. En particulier, des discussions et ateliers se tiennent régulièrement, à l’heure où j’écris, au Placard Brûle et à la Bi- bliothèque Anarcha-Féministe, deux bibliothèques militantes toulousaines, anarchistes et queer6.

Au départ, nous pensions inclure des témoignages, qui auraient émaillé le texte à la manière du guide « Pour un GN sécurisant » de Niina Niskanen7. Cependant, les témoignages autour des questions de conflits et de violences intracommunautaires se sont avérés trop complexes et intriqués, de sorte qu’assurer l’anonymat ne nous est pas apparu possible sans perdre le sens.

Ce texte se compose de deux parties : la première, diagnostique, qui s’ouvre ici ; la seconde, plus pratique, tente d’offrir un panorama non-exhaustif d’outils et de pratiques visant à soigner et réparer nos communautés et les individus qui les ha- bitent. Pour le rédiger, nous nous sommes appuyé·e·s sur des ressources diverses, des livres théoriques, des vidéos de vulgarisation, des émissions radio, des écrits militants, des essais… Citées en notes de bas de page, elles vous renseigneront également sur nos partis pris.

Nous espérons que ce texte vous soit utile, et contribue à la sensibilisation sur les questions de résolutions de conflits, de violence au sein de groupes affinitaires, et de prise en compte de l’altérité.

*

  1. J’ai depuis créé une rubrique « Mieux gérer nos conflits » sur mon site, larpinprogress.com, dans laquelle je re- cense les événements auxquels je participe, en tant qu’organisataire, animataire ou simple visitaire. Vous y trou- verez également des réflexions plus récentes.
  2. Traduit par une équipe dont Éris et Rachel de Niina Niskanen, « Safer Larping. A package of materials to com- bat and prevent harassment », 2018 (VO : finnois). Pour être honnête, sans l’avoir relu, je suis probablement dé- sormais en franc désaccord avec nombre de ses principes. https://ungnsecurisant.wordpress.com/

Qu’est-ce que la violence intracommunautaire ?

Ce que nous avons regroupé sous le terme « violence intracommunautaire » dé- signe les comportements collectifs conduisant à nuire à une personne située à l’intérieur ou en marge du groupe. La violence intracommunautaire se distingue d’une violence interpersonnelle, même si l’interpersonnel y joue une grande part : elle désigne des abus collectifs, soit qu’une portion importante de la communauté y prenne activement part, soit qu’une minorité se réclame d’une majorité afin de per- pétrer des abus, souvent sur des bases « vertueuses » – en prétendant défendre, protéger, ou plus rarement avoir une action rétributive (de punition ou de « consé- quences »). Nous l’avons définie comme suit :

La violence intracommunautaire désigne des faits de dénigrement, d’exclusion, d’os- tracisation, de stigmatisation, de harcèlement, de violences physiques ou morale en- vers un individu membre (ou proche) d’un groupe, par les autres membres dudit groupe. La violence intracommunautaire s’instaure par effet de propagation de proche en proche (rumeurs, on-dits…) ou par condamnation publique de la part de membres influents de la communauté.

Cette définition, instrumentale, n’a pas valeur de vérité : il s’agit simplement de poser une base minimale sur laquelle s’appuyer au long de ce livre.

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– PRINCIPES : PERSPECTIVES ABOLITIONNISTES

« Je ne fais pas du non-recours au pénal une question de principe. Je ne critique jamais les personnes pour lesquelles il a pu combler certains de leurs besoins. […]

Tout recours au pénal est, à mon sens, un échec collectif dont on doit se saisir pour

réfléchir à l’instauration de solutions collectives. »

Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison,

Lux Éditeur, 2019, p. 184.

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A

vant toute chose, il nous faut annoncer un parti pris. Après tout, les phé- nomènes de harcèlement, d’exclusion, d’ostracisation et de stigmatisation qui émaillent la vie de la plupart des « communautés »,

entendues comme des groupes plus ou moins définis constitués d’individus par- tageant un certain vivre-ensemble (village, famille, association, collectif, groupe d’ami·e·s, personnes prenant régulièrement part à une activité commune…), peuvent être considérés comme des solutions valables aux problèmes posés par des individus à la communauté à laquelle ils appartiennent. C’est d’ailleurs sur ces mécanismes qu’est fondé le système pénal de la plupart des pays : la société se dote de lois, la plupart du temps à partir d’organes de décision indirects (parlement, sénat), qui définissent un certain nombre d’infractions passibles de peines, dont la plus emblématique est la peine de prison, c’est-à-dire l’exclusion de l’individu de la société. En elle-même, et même si elle ne s’accompagnait pas de violences autres portées par les différents systèmes carcéraux, la prison est une violence in- tracommunautaire, une violence commise par la société envers ses membres, encore considérée par la plupart comme légitime et juste.

Proportionnalité entre les moyens et les fins

La justice traditionnelle, rétributive, est basée sur un principe de proportionnalité morale ou symbolique : si A a souffert des actions de B, alors B doit souffrir en proportion de la douleur de A. C’est une vision ancienne de la justice, que l’on re- trouve dans la plupart des religions sous un mode symbolique (par exemple, dans la religion chrétienne, les actions effectuées de son vivant promettent une égale ré- tribution après la mort, avec les figures du Paradis ou de l’Enfer)8. Il s’agit, au fond, d’une manière de rationaliser la vengeance, de réguler le désordre que celle-ci pourrait mettre dans la société en opérant une prise en charge par l’État : celui-ci « confisque » ainsi la vengeance, et enlève la résolution des mains des per- sonnes impliquées9. Gwenola Ricordeau formule dans Pour elles toutes. Femmes contre la prison, à la suite de l’abolitionniste norvégien Nils Christie, comment cette confiscation de la résolution des conflits revient à priver la société d’une par- tie de son agentivité, sa capacité d’agir. Elle écrit :

[L]a gestion, par le pénal, d’une situation problématique entraîne une perte, pour la collectivité, de la possibilité de changer ce qui l’a rendu [sic.] possible (situation et normes sociales). Par ailleurs, le système pénal ne répond pas, par définition, au be- soin, largement documenté, des victimes de reprendre la maîtrise de leur vie.10

Le système pénal est « dépuissantant » – un néologisme que je forge en réponse à

« empuissancement », qui traduit l’anglais empowerment et caractérise l’augmenta- tion de la capacité d’agir, en particulier dans le cas de groupes minorisés. Pour le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, la justice pénale est un rituel qui transforme un crime en temps, sans qu’aucune mesure de celui-ci puisse être effectuée en dehors de l’habitude (qu’est-ce qui fait qu’un meurtre « vaut » huit ans, dix ans, vingt ?). Selon la militante Angela Davis, cette abstraction du crime en temps est historique-

  1. Natalie Wynn, « Justice : Part 1 », ContraPoints, YouTube, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=smQsfNw_7V4
  2. Abigail Thorn, « Capital Punishment (& Prison Abolition) », Philosophy Tube, YouTube, 2021. https://www.youtube.com/watch?v=TDcwIZzaf-k
  3. Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019, p. 82.

ment située dans les XVIIIe et XIXe siècles qui voient l’avènement de la prison, en lien avec la généralisation contemporaine de la perception de la valeur du travail en temps (« donc » en argent) : la prison est taillée pour répondre aux intérêts bour- geois – qui bénéficient de surcroît de l’exploitation des détenu·e·s.

L’expression d’un châtiment d’État en termes de temps – jours, mois, années – va donc de pair avec la notion de temps de travail en tant que base d’estimation de la va- leur de la marchandise capitaliste.11

L’incommensurabilité du crime et de la peine – il n’y a pas de principe d’équiva- lence morale valable entre le tort commis et la punition infligée – se ressent particulièrement lors des procès de génocides, comme celui des Tutsis au Rwan- da12, dans lesquels condamner la totalité des actaires serait impossible (la société entière est à la fois coupable et victime) : paradoxalement, c’est face à la plus ex- trême des violences que la vacuité du système pénal est mise au jour13.

Au contraire, nous proposons de penser une proportionnalité qui soit, non plus mo- rale, mais pragmatique, pratique, basée sur les besoins réels du groupe et de ses membres. En ce sens, ce texte s’inscrit dans le contexte plus global de ré- flexions sur l’accessibilité. Personnes accusées, accusatrices, témoins et proches sont comprises comme actrices à part entière du groupe social dans lequel elles évoluent et qu’elles sont en mesure de faire évoluer. Au dépuissancement suscité par le traitement pénal des abus et conflits qui nous traversent, opposons des pra- tiques de transformation et de réparation s’appuyant sur les besoins réels de nos communautés et des individus qui les habitent.

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  1. Angela Davis, La prison est-elle obsolète ?, Au Diable Vauvert, 2014 [2003], p. 52.
  2. Voir par ex. Anne-Cécile Robert, « Au Rwanda, vivre avec le génocide », Le Monde Diplomatique, 2000. https://www.monde-diplomatique.fr/2000/07/ROBERT/1987
  3. « La volonté de punir », Le pouvoir de la sanction : épisode 4, Entendez-vous l’écho ?, France Culture, 2019. Avec Geoffroy de Lagasnerie. Rediffusé le 24/03/22. https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous- leco/entendez-vous-leco-emission-du-jeudi-21-mars-2019

Lorsqu’une crise se présente – et si vous ne devez retenir qu’une seule chose de ce livre, c’est pro- bablement celle-ci –, demandez- vous : quel est notre but ? Que cherchons-nous à faire ? Géné- ralement, les réponses seront de

LORSQU’UNE CRISE SE PRÉSENTE, DEMANDEZ-VOUS : QUEL EST NOTRE BUT ? QUELS SONT LES MOYENS QUE NOUS POUVONS METTRE EN PLACE POUR L’ATTEINDRE ?

trois sortes : a) écarter les risques immédiats, b) prendre en charge les personnes blessées et c) « réparer » le groupe, « refermer » la blessure sociale occasionnée par la crise. C’est seulement en ayant identifié les fins qu’on peut décider des moyens pour les atteindre.

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Inconsciemment, nous avons tendance à reproduire des fonctionnements inspirés du système judiciaire, car c’est à celui-ci que s’attache la notion de « justice » et donc, pour une large part, notre perception – et ce même lorsque nous nous inscri- vons en désaccord avec les lois et les instances de gouvernement, car nous avons baigné dans ce système depuis notre naissance. La militante antiraciste Angela Da- vis remarque :

La prison est considérée comme un élément si « naturel » qu’il est extrêmement diffi- cile d’imaginer la vie sans elle.14

Sortir de la binarité victime/coupable

Le système judiciaire se munit, en France tout du moins, d’un garde-fou théorique censé prévenir certains abus : la fameuse présomption d’innocence. Celle-ci a pour but de protéger les individus d’erreurs de jugement en donnant le bénéfice du doute aux personnes accusées. Le postulat est simple : mieux vaut laisser libres

  1. Angela Davis, La prison est-elle obsolète ?, Au Diable Vauvert, 2014 [2003], p. 10.

des personnes coupables qu’enfermer des personnes innocentes (et, à dire vrai, nous ne saurions être en désaccord avec cela, à ceci près que nous ne souhaitons pas non plus enfermer des personnes coupables). En pratique, cependant… C’est plus complexe.

En effet, dans le cadre de la justice pénale, une personne non-condamnée est inno- centée (et ce même si le jugement s’appuie sur un vice de procédure, ou autre tour de magie bureaucratique dont les juristes ont le secret) : les victimes présumées, elles, se voient donc refuser la reconnaissance de leur souffrance et des actes qu’elles prétendent avoir subis. C’est un système binaire : là où il y a une victime, il doit y avoir un·e coupable15. Si les éléments à disposition ne permettent pas d’établir de coupable avec suffisamment de certitude, il en résulte nécessairement qu’il n’y a pas non plus de victime. Ça vous paraît absurde ? Et pourtant…

Les chiffres particulièrement accablants dans le cas des violences sexistes et sexuelles16 ont mené à un nouveau mot d’ordre militant qui entre en contradiction directe avec la présomption d’innocence, dont la mise en application légale a pour conséquence directe l’impossibilité pour beaucoup de personnes victimes de vio- lences sexistes et sexuelles (en particulier) d’obtenir « réparation » : « croire les victimes ». Cette nouvelle éthique a contribué à lutter contre la précarisation des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles et à leur invisibilisation, notamment le « victim blaming » (le fait d’accuser la victime d’être partiellement ou totalement responsable des actes commis à son encontre, par exemple du fait de ses vêtements, de son attitude ou autres éléments dont l’importance présumée est

  1. Le magistrat François Lavallière est parvenu à me faire rougir de la caricature que j’expose ici, sans toutefois af- fecter le fond de mon propos. Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table: Nous faire justice #02 | Juger », avec François Lavallière, 2023. https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/02-juger
  2. « En moyenne, chaque année, on estime que 84 000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont victimes de viols ou de tentatives de viol. Dans 90 % des cas, la victime connaît son agresseur. 10 % des victimes déclarent avoir dé- posé plainte. […] En 2014, 765 hommes et 6 femmes ont été condamnés pour viol sur des personnes de plus de 15 ans. » indique la « Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes » n°8, novembre 2015. Soit 10 % de condamnations suite à une plainte, effectuée dans seulement 10 % des cas (et ce bien que 21 % des femmes victimes se soient rendues à la gendarmerie ou au commissariat pour ce faire). Ça se passe de commen- taire…

complètement démentie par les faits, l’écrasante majorité des viols et agressions sexuelles (90 %) étant commise par des personnes connues de la victime, en parti- culier les conjoints ou personnes vivant sous le même toit17).

Cependant, la reconnaissance des victimes n’a

DÉSORMAIS,

L’EXISTENCE D’UNE VICTIME PRODUIT LE OU LA COUPABLE.

pas mené à la remise en question de la binari- té victime/coupable : si auparavant, l’absence de coupable condamné·e menait à considérer l’absence de victime, désormais, l’existence

d’une victime produit le ou la coupable. L’accusation vaut alors preuve, et tout processus d’enquête en vue d’établir les faits ou de comprendre comment ils se sont produits est suspect, assimilé à une mise en doute de la parole de la vic – time. Le ou la coupable est donc condamné·e, ce qui se manifeste le plus souvent par l’exclusion, la mise à l’écart concertée du groupe, ou l’ostracisme, une mise au ban radicale qui implique la rupture de tout lien, accompagnée le plus souvent par des pressions envers les groupes et les individus qui continueraient à être en rela- tion avec la personne ostracisée.

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Croire les victimes ne suffit pas : l’agression est-elle un conflit ?

« Croire les victimes » ne suffit pas. Lorsque nous formulons ce mot d’ordre, nous commettons de multiples erreurs.

D’abord, nous confondons l’existence d’une souffrance avec l’existence d’une agression : « si j’ai mal, c’est qu’on m’a frappé·e » – alors que la cause de la dou- leur peut être une chute (sans coupable), un accident, une négligence, une

  1. « Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes » n°8, novembre 2015.

incompréhension, un désaccord, etc. Dans son livre Le conflit n’est pas une agres- sion, Sarah Schulman écrit :

Quand une personne est fâchée, contrariée ou bouleversée, cela ne veut pas forcé- ment dire qu’elle a été agressée par quelqu’un. Il peut s’agir d’un différend. Plutôt que d’être des victimes, ces deux individus peuvent simplement être « en conflit », comme le dit Matt Brim. Par conséquent, quand quelqu’un affirme être en souf- france, cela ne signifie pas forcément que d’autres sont à blâmer.18

Assimiler souffrance et victimation – c’est-à-dire le fait d’être victime – est extrê- mement délétère. Lorsque nous faisons cela, non seulement nous reproduisons un schéma polarisant et manichéen opposant « la victime » et « le coupable », nous privant de la capacité de résoudre les faits dans la coopération, mais nous assi- gnons la personne en souffrance à une position passive, dépourvue de responsabilité et de capacité d’agir19. L’étiquette de victime n’est pas moins déshumanisante que celle d’agressaire. L’artiste et militante Kai Cheng Thom écrit ainsi :

Être un agresseur ou un oppresseur est fortement stigmatisé, alors que la condition de survivante est étrangement fétichisée d’une manière qui objectifie et intensifie le vé- cu traumatique. Les « agresseurs » sont vus comme maléfiques et impardonnables, alors que les « survivantes » sont bonnes et pures, mais elles y perdent le droit de se définir librement et par elles-mêmes. […] la dichotomie agresseur/victime est utile parce qu’elle nous simplifie les choses. Elle nous aide à décider qui punir et qui prendre en pitié.

Mais la punition et la pitié n’ont pas grand-chose à voir avec le changement révolu- tionnaire ou la construction de liens. Ce que la punition et la pitié ont en commun, c’est qu’elles sont toutes deux déshumanisantes.20

  1. Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021, p. 54.
  2. En 2020, j’avais publié un enregistrement dans lequel je parlais des effets qu’a eu sur moi le fait de me perce – voir comme victime. « Dans ce podcast, j’explique pourquoi m’identifier comme une victime suite à une rela- tion dans laquelle j’ai subi des abus sexuels a cristallisé mon traumatisme. J’y réfléchis sur l’importance de pré- server l’agentivité des personnes qui subissent des agressions et de ne pas les enfermer dans un statut purement passif. ». « Refuser d’être victime », LARP in Progress, 2020. https://archive.org/details/pasunevictime

De son côté, Schulman met en garde contre une approche basée sur la victimisa- tion – la fabrication de victimes par des catégories discursives, le recours à un statut légal ou la création d’un récit fondé sur le caractère nécessairement unilatéral des événements par exemple, à distinguer de la victimation, le fait de faire l’ob- jet d’abus et de violences. Elle souligne l’inefficacité voire la nocivité de la victimisation dans une perspective de soin individuel et communautaire. Elle invite alors à adopter une approche plus descriptive, dans laquelle l’accueil et l’écoute se combinent à une réelle volonté de comprendre. Elle explique (je souligne) :

Les personnes qui se décrivent elles-mêmes comme « agressées » alors qu’elles sont en fait en conflit ne sont pas en train de mentir : le plus souvent, elles ne font simple- ment pas la différence entre les deux. Il n’est pas ici question du cliché éculé – et mensonger – de la femme hystérique et machiavélique qui crie « au viol » pour faire passer l’autre personne pour une agresseuse tout en sachant très bien que cela est faux. Non, nous parlons plutôt d’une conception externalisée de la responsabilité in- dividuelle qui érige la dérobade en droit21, sans égard pour la souffrance que cela cause chez les autres. Cette norme négative autorise certaines personnes à se persua- der que si elles se sentent mal à l’aise, c’est parce qu’elles ont été victimes d’une agression, étant donné que leur palette interprétative ne comprend pas l’option « en conflit ». Aussi, demander à une personne en détresse si elle se sent plutôt en danger ou plutôt mal à l’aise, en colère ou blessée, permet de lui offrir une défi- nition alternative de sa situation, à même de l’aider à qualifier plus justement ce qu’elle traverse. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des informations utiles mais d’encourager les gens à penser de manière plus mature, complexe et responsable. En bref, tel que je l’ai compris, si nous arrêtions de demander aux gens « Avez-vous été agressé·e ? » pour plutôt leur poser des questions sur ce qui s’est réellement passé, nous pourrions nous détourner de la logique victimaire d’un récit préconstruit pour nous concentrer sur la véritable nature des événements, qu’il s’agisse d’une agression ou d’un conflit.22

  1. Kai Cheng Thom, « 8 étapes pour construire une culture de l’indispensable (plutôt qu’une culture du jetable », Le Village, 2021 (2016). https://zine-le-village.fr/huit-pas-vers-une-culture-de-l-indispensable.html
  2. Il y aurait beaucoup à dire sur cette définition, qui appelle à être dépliée et critiquée.
  3. Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021, pp. 57-58.

Que « croire les victimes » signifie accepter unilatéralement et sans remise en question possible le récit des personnes en souffrance nous prive collectivement de la capacité à comprendre les événements, à identifier leurs causes et agir pour les transformer. Reconnaître la souffrance d’une personne doit pouvoir se faire sans déshumaniser une autre personne et sans nécessairement avoir à trouver de cou- pable ; donner et recevoir du soin doit pouvoir s’effectuer en amont de la commission d’un préjudice. Lorsque nous clamons « croire les victimes » sans dé- velopper des réseaux compétents de soin, de soutien, d’écoute, de prise en compte des différences et des expériences des personnes qui partagent les mêmes espaces que nous, nous créons un contexte dans lequel adopter une posture de victime peut être la seule façon d’obtenir de la compassion. Puisque être victime semble être la seule option pour bénéficier de soutien de la part de « la communauté », les personnes en souffrance peuvent, volontairement ou non, adopter le récit victi- maire afin d’avoir accès au soin dont elles ont besoin.

Cette tendance à surélever, voire sacraliser, la posture de victime, se reflète à mon sens dans les cérémonies de commémoration des mort·e·s, à l’image de la Journée du Souvenir Trans (ou TDoR, Trans Day of Remembrance) célébrée chaque année autour du 20 novembre en souvenir des personnes trans mortes. Bien que cet effort de souvenir et de commémoration soit important, d’autant plus pour des commu- nautés marginalisées dont les récits historiques ou journalistiques (qui sont des sources des historien·ne·s de demain) font peu de cas, les mécanismes par lesquels nous nous souvenons courent aussi le risque de lisser, policer, délaisser.

AVERTISSEMENT : le paragraphe qui suit parle du suicide d’une

femme trans militante française.

Mirza-Hélène Deneuve était une femme trans, fondatrice du blog TRANS- GRRRLS et traductrice de la brochure « Baiser des meufs trans »23, une source

  1. « Baiser des meufs trans – Une zine par et pour les meufs trans et leurs amantEs », TRANSGRRRLS, 2021 [2019]. L’article associé fait mention des accusations portées. https://trrransgrrrls.wordpress.com/2021/08/14/baiser-des-meufs-trans-une-zine-par-et-pour-les-meufs-trans-et- leurs-amantes/

dont l’importance inestimable est désormais largement reconnue. Pourtant, Mirza a fait face à du harcèlement et du dénigrement de la part de sa propre communauté, principalement suite à son travail. Son exclusion s’est faite sans égards pour sa santé mentale et les soins dont elle aurait eu besoin. Elle s’est suicidée en mars 2022. Lors du TDoR de la même année, Mirza a été honorée, sa contribution re- connue : il semble n’être fait mention nulle part des violences sociales qu’elle subissait au prétexte de cette même contribution pour laquelle il est désormais de bon ton de la porter aux nues. Les membres du collectif TRANSGRRRLS lui ont adressé, dans un billet publié quelques semaines après son suicide, un poème de Kai Cheng Thom qu’elle avait elle-même traduit et dont cet extrait résonne avec l’émotion qui préside à l’écriture de mes propres mots :

j’avais besoin de toi ici, tes pieds dans la poussière

avec nous / j’avais besoin de ton souffle, pour me souvenir de combien / j’avais be- soin de ta rage de ton art de ton extase de ta violente sagesse

j’avais besoin de ta survie pour assurer la mienne,

j’avais besoin d’une sœur de chair et d’os, quelqu’une qui me vernirait les ongles et m’engueulerait

pas d’une Ancêtre Spirituelle Morte à poétiser /24

Je ne connaissais pas Mirza-Hélène Deneuve. Je tiens ce récit de sources ano- nymes, plus ou moins proches des faits, qui rapportent qu’elle était sous le coup de plusieurs call-outs, l’un sur son travail, l’autre sur une manière de draguer jugée lourde ou insistante. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas un cas isolé. Elle est un exemple parmi d’autres – dont beaucoup, dans les milieux queer, sont des femmes trans – de la façon dont la création de catégories étanches « agressaire »/« vic- time », sur le modèle manichéen « méchant·e »/« gentil·le », perpétue des mécanismes de maltraitance et d’abus au sein même de communautés de personnes

  1. Poème intitulé « tu sais, fem », reproduit dans le billet « Pour Mirza », TRANSGRRRLS, 15 avril 2022. https://trrransgrrrls.wordpress.com/2022/04/15/pour-mirza/

précaires, discriminées, malades. Les troubles psychiques et maladies mentales sont surreprésentés chez les personnes soumises à des oppressions systémiques : puissions-nous lutter pour créer l’accès à des soins adaptés à nos communautés, et ainsi ne pas avoir à honorer ciels dont nous aurions pu éviter la mort.

À Toulouse, en 2022, la Journée du Souvenir Trans a été précédée par plusieurs jours d’ateliers et d’événements, les Journées du Soin Communautaire, sous l’im- pulsion de l’association Clar-T. Je voudrais saluer et remercier cette initiative, dont les revendications s’inscrivent en des termes qu’il m’émeut de relire :

Ceci est une invitation à l’amour révolutionnaire.

Le deuil nous fait nous réunir et nous rendre compte de l’importance d’être en- semble.

Dans ce moment où nous sommes les plus vulnérables, nous créerons des liens qui auront la force de changer radicalement la société.25

Quelques critiques des approches transformatrices du point de vue de la protection des victimes

Une critique récurrente qui survient lorsque l’on exprime une position sur le spectre de l’abolitionnisme (incluant l’abolition des prisons, du système pénal dans son ensemble, des mécanismes d’exclusion communautaire, etc.) concerne la prise en compte des victimes de violences.

La première critique consiste à dire que condamner les approches rétributives reviendrait à défendre les agressaires contre les victimes. Nous venons de dé- tailler comment une vision oppositionnelle et binaire du couple agressaire/victime est néfaste, car elle mène à la disqualification systématique de l’une ou l’autre des parties : une victime implique un·e agressaire, avec la déshumanisation et les mal- traitances que cette catégorisation autorise, et à l’inverse, si l’on juge une personne

« non-agressaire » (soit parce que les faits ne sont pas reconnus, soit parce qu’ils sont jugés non-intentionnels, soit parce que le désagrément est considéré comme

  1. https://journeesdusoincommunautaire.org/ (Toulouse, 2022)

insuffisant, etc.), il s’ensuit qu’il n’y a pas de victime, et que la personne estimant avoir subi le désagrément ne peut donc obtenir soutien, réparation ou autre prise en compte de ces besoins.

Au contraire, en dépassant la dichotomie agressaire/victime et refusant le re- cours à la violence rétributive, nous nous donnons les moyens de prendre en compte toutes les personnes sans jugement de valeur. Nous pouvons ainsi appor- ter aux personnes impliquées le soutien dont elles ont besoin (écoute, médiation, prise en charge thérapeutique, soutien matériel…), sans effacer la complexité des situations et sans besoin d’opposition. Soutenir les personnes ayant subi une blessure ne nécessite pas de condamner, moralement ou pénalement, les per- sonnes qui en sont à l’origine.

La deuxième critique, qui ne se résume pas à une question de principe, interroge la pertinence d’approches transformatrices ou restauratives26 dans la prévention de récidives et la protection des victimes.

En effet, il peut d’abord sembler que ces approches favorisent un mécanisme d’im- punité : si une personne n’encourt pas de risque (pénal, social…) en commettant une action répréhensible, pourquoi ne la commettrait-elle pas ?

La réponse que nous pouvons apporter à cela, bien qu’immanquablement insatis- faisante, est double.

Causes et motifs des actions néfastes

Premièrement, nous pensons que l’immense majorité des actes causant du tort à autrui sont commis non dans le but de faire du tort, mais d’éviter un tort ou d’obtenir un bénéfice pour soi : se défendre d’une menace (réelle ou imaginée), renforcer son appartenance à un groupe en tâchant de se conformer à des attentes

  1. Dans ce texte, je ne fais pas de distinction marquée entre ces deux approches. La justice restaurative, bien qu’elle puisse être utilisée en marge du système pénal par exemple, fait partie de l’approche transformatrice, plus globale et radicale. Viciss Hackso a produit un tableau qui permet de comparer ces approches : Viciss Hackso, En toute puissance. Manuel d’autodétermination radicale, Hacking Social, 2021. Reproduit ici : https://www.hacking-social.com/2021/01/25/jr5-la-justice-transformatrice/

perçues, se procurer une ressource dont on est privé ou simplement satisfaire un désir ou plaisir. Il nous faudrait alors mettre en cause les conditions matérielles qui conduisent les personnes à rechercher les bénéfices en question, ainsi que les mé- canismes psychosociaux d’évaluation des désagréments occasionnés sur autrui (ou, au contraire, leur absence de prise en compte). Nous pourrions alors traiter ces cir- constances avec des moyens adéquats, comme la redistribution des richesses et l’éducation. En outre, l’idéal de la justice aveugle est un leurre qui dissimule l’existence, effective, de l’impunité pour de nombreux individus et catégories so- ciales : augmenter la répression revient, au mieux, à rendre d’autant plus « sélect » le petit groupe de personnes qui n’a pas à s’inquiéter de rechercher des bénéfices personnels au détriment d’autrui… pas à changer de système.

Gwenola Ricordeau nomme « innocentisme »

la tendance à critiquer l’incarcération de certaines personnes sous l’angle de leur in- nocence (ou parce que pauvres, malades, etc.), ce qui indirectement tend à légitimer l’incarcération des autres.27

C’est dans ce schéma de pensée que s’insèrent les pratiques de call-out (dénoncia- tion publique, fréquemment par voie de réseaux sociaux – nous reviendrons dessus en détail dans la partie IV, « Dénonciation publique et « marche manquante » »), qui justifient la condamnation publique et la mise au ban d’une personne par des

« privilèges » ou une « position de pouvoir » censés la protéger. Nous reviendrons dans la partie IV sur cette approche et ses paradoxes – le call-out se justifierait pour mettre à bas des personnes parce qu’elles ont du pouvoir, et ce pouvoir les protégerait en vérité des effets délétères du call-out. C’est à se demander pourquoi on se donne la peine…

L’innocentisme et la critique de l’impunité sont les deux bouts d’un même réflexe de poser des rustines sur un système dysfonctionnel, dont on perçoit qu’il condamne des personnes qui ne devraient pas l’être et ne condamne pas des per- sonnes qui devraient l’être, sans pour autant en conclure que ces failles sont

  1. Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019, p. 44.

consubstantielles au système. Concernant la prison, Gwenola Ricordeau explique que le projet de réforme carcérale est aussi vieux que la prison elle-même : de fait, la prison est irréformable.

    1. L’abolitionnisme conteste que la prison ne [sic.] puisse jamais se réformer. Cette position se base notamment sur le constat, éloquemment exposé par Michel Foucault, que « la “réforme de la prison” est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme28 ». Ce refus d’attendre ou d’espérer de la prison qu’elle se réforme va de pair avec le refus de la « remplacer », car on résout un problème, on ne le remplace pas par quelque chose d’autre.29

Cette logique réformiste se retrouve dans les discours pro-call-out : quoique beau- coup reconnaissent l’inefficacité ou la nocivité du call-out dans des cas particuliers

  • « c’est vrai, cette fois-ci ça a eu des conséquences tragiques », « c’est vrai, cette fois-ci ça n’a pas fonctionné », « c’est vrai, ça a retraumatisé la victime » –, peu poussent l’analyse jusqu’à la remise en cause d’un système de gestion des pro- blèmes par dénonciation et exclusion. Quand bien même nul·le ne semble avoir d’exemple de call-out « réussi » (qui n’aboutisse pas, au mieux, à un déplacement du problème, au pire, à du harcèlement, des troubles psychiques ou un suicide), on continue de penser qu’on a juste besoin d’une petite réforme pour que ça aille mieux. Sans doute cela a-t-il trait à la perception d’une absence d’alternatives – la prison, le capitalisme ou l’État sont autant de systèmes irréformables qui tiennent largement par le défaut, ou du moins la faiblesse, d’imagination collective à leur sujet.

Les moyens ne sont pas neutres

Deuxièmement, et c’est ici une posture radicalement idéologique et éthique dont je fais part : nous ne pouvons pas fonder une société sur la défiance permanente et la croyance de la toxicité de l’autre. L’existence d’une minorité de personnes véritablement malveillantes et prêtes à tirer profit d’un environnement bienveillant

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 236.
  2. Gwenola Ricordeau, ibid. p. 31.

ne vaut pas le coût social et psychologique causé par la menace latente de la ré- pression et de la surveillance mutuelle. Là encore, Ricordeau cite Christie :

« le plus grand danger de la criminalité dans les sociétés modernes n’est pas la crimi- nalité elle-même, mais que la lutte contre celle-ci amène les sociétés à glisser sur la pente du totalitarisme. »30

Refuser, non seulement le recours au système pénal, mais encore de calquer ses fonctionnements dans la façon dont nous traitons les préjudices dans les groupes que nous fréquentons, est une nécessité anti-autoritaire et anti-totalitaire. Nous ne pouvons pas prétendre lutter pour une société débarrassée de la prison, du patriar- cat et du capitalisme tout en mimant les mécanismes suprématistes sur lesquels repose l’ordre (ou le désordre) social dominant. Être révolutionnaire, ou même

« juste » de gauche, requiert de nous que nous présupposions, non la nocivité de l’autre, mais sa vulnérabilité et sa capacité à changer. C’est difficile, je vous l’ac- corde : mais construire une société plus juste nécessite de faire le pari de la coopération.

Ce pari positif a son pendant négatif, bien plus répandu : dans la vidéo « Pourquoi les Français sont de gauche mais votent à droite »31, le YouTubeur de sciences so- ciales Le Stagirite reprend l’hypothèse du philosophe Patrick Savidan, qui s’interroge sur les raisons de l’augmentation des inégalités alors même qu’une écrasante majorité souhaite sa réduction. Ce serait le sentiment d’incertitude quant à la possibilité de bénéficier d’une solidarité étendue (redistribution des richesses via les impôts par exemple) et la peur d’être floué·e qui mèneraient à privilégier les solidarités directes (envers les membres de la famille, les proches…), contribuant paradoxalement à l’accroissement des inégalités que l’on souhaite pourtant com- battre.

  1. Nils Christie, L’industrie de la punition, Autrement, 2003 [1993], cité dans Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019, p. 30.
  2. Le Stagirite, « Pourquoi les Français sont de gauche mais votent à droite », Le Média, 2022. https://m.youtube.com/watch?v=9OU2l3R04aA

Le fameux dilemme du prisonnier, une expérience de théorie des jeux dans la- quelle deux volontaires, incarnant des complices d’un crime interpelé·e·s par la police, doivent choisir de coopérer ou non sans pouvoir communiquer entre iels, illustre parfaitement ce problème. Dans cette expérience, le bénéfice le plus grand est atteint lorsque les deux personnes coopèrent (c’est-à-dire ne dénoncent pas leur complice), mais la peur d’être dénoncé·e (et donc de se retrouver condamné·e alors que l’autre est relâché·e) prévaut dans une majorité de cas (variable selon les études, les formulations…). Cela aboutit à maximiser, non pas le bien-être, mais les années de « prison » cumulées par les personnages incarnés par les volon- taires…

L’artiste Nicky Case, dans un très beau jeu sur navigateur intitulé The Evolution of Trust32 et reprenant le dilemme du prisonnier (sous une de ses formulations, impli- quant non des années de prison mais un gain financier) avec de nombreuses variables, teste plusieurs hypothèses afin de déterminer le comportement le plus ef- ficient. Iel crée plusieurs personnages, représentant diverses stratégies : si le personnage tricheur (Cheater), qui choisit systématiquement de maximiser son propre bénéfice, est favorisé sur le court terme, une société de « trichaires » est né- gative à long terme pour tout le monde – y compris les trichaires. Pour maximiser le bien commun, la stratégie gagnante est celle du « CopyKitten » (le chaton-co- pieur), qui comme son adelphe CopyCat (chat-copieur) imite la stratégie de l’autre partie… mais en pardonnant une fois, intégrant le droit à l’erreur.

Concrètement : premier round, CopyCat parie que l’autre personne choisira de lui donner une pièce (la mise est récupérée ou augmentée si l’autre coopère aussi, se- lon les formulations choisies) ; deuxième round, si l’autre a donné au premier, CopyCat donne encore, sinon, iel ne donne pas. Deux CopyCats ensemble vont a priori créer un cercle vertueux, mais il suffit que l’un des deux fasse une erreur pour mener au contraire à un cercle vicieux. Le CopyKitten, de son côté, intègre la possibilité que l’autre fasse une erreur : si l’autre ne donne pas lors d’un seul

  1. Nicky Case, The Evolution of Trust (jeu sur navigateur), 2017. https://ncase.me/trust/

round, CopyKitten continue de donner, mais à partir du deuxième round consécu- tif, il intègre que l’autre ne coopère pas et cesse de coopérer. Cela prévient la création d’un tel cercle vicieux. Soyons comme CopyKitten : accordons le droit à l’erreur !

Bon, voilà pour la théorie : bien sûr, individuellement, il ne fait pas bon être un Co- pyKitten dans une société de Cheaters. Et pourtant, il y a des anarchistes et des communistes au sein des sociétés capitalistes…

Penser le système

AVERTISSEMENT : le paragraphe qui suit parle de viol

et présente des positions radicales émanant de personnes en ayant subi.

Virginie Despentes écrit, dans l’essai The King Kong Théorie dont la lecture a été un choc pour bien des féministes actuelles ou en devenir, son propre choc et son in- dignation en lisant un article de la féministe américaine controversée Camille Paglia, qui présentait le viol comme

un risque inévitable […] que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement33.

Voir ainsi établi crûment le caractère systémique du viol, non comme un événe- ment isolé mais comme un risque inhérent au fait d’occuper une position de

« femme »34, est à bien des égards insupportable, qu’on ait ou non été violé·e : pourtant, c’était la première fois que Despentes était confrontée à un discours qui à la fois reconnaissait la réalité de son viol et légitimait qu’elle ait continué de sortir, refusant une assignation à résidence qui semblait être la seule option laissée aux « vraies » victimes – si l’on n’est pas brisé·e, c’est qu’on n’a pas été violé·e,

  1. Virginie Despentes, The King Kong Théorie, Le Livre de Poche, 2007, p. 41.
  2. Cette position vis-à-vis du système du viol ne concerne pas seulement les femmes (cis – et transgenres) mais toustes ciels que le regard patriarcal peut assigner à une position subalterne dans « l’ordre (cis-hétéro)sexuel » : hommes trans (en particulier lorsqu’ils ne sont pas perçus comme des hommes cisgenres), personnes non-bi- naires, hommes bisexuels ou homosexuels, travaillaires du sexe, etc.

veulent ainsi nous faire croire les tenant·e·s du patriarcat et de la culture du viol. Elle écrit :

Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables person- nellement de ce qu’elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser. Paglia changeait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec.35

Comme l’a exprimé Rachel, l’une des conceptrices initiales de ce livre, lors d’un atelier que j’animais intitulé « Les histoires qu’on se raconte… sur nous- mêmes »36, un discours féministe sur l’atrocité du viol a été nécessaire à faire com- prendre que « le viol c’est mal » (ce qui n’était pas gagné), mais à présent, ce même discours entrave la réalisation suivante et les actions stratégiques qui doivent en découler : « le viol, c’est systémique ».

De même, l’existence de personnes véritablement abusives et les risques qu’elles font encourir aux milieux dans lesquelles elles évoluent (qui, idéalement, y seront rendus moins sensibles par la pratique de nouvelles formes de liens sociaux et de gestion des conflits) sont des réalités auxquelles nous sommes effectivement vulné- rables. La société dans laquelle nous vivons nous fait courir des risques : il ne s’agit pas de prétendre l’inverse, ou de souscrire à une vision angélique des liens sociaux. Pour autant, construire notre rapport au monde sur les risques potentielle- ment encourus ne peut mener qu’à une réduction toujours plus importante des libertés que nous prenons.

La question est d’ordre philoso-

phique, et à ce titre, nous ne pouvons qu’en discuter, et les réponses que nous y trouverons seront immanqua-

UN IDÉAL DE SÉCURITÉ

VAUT-IL LA RÉDUCTION DE NOS POSSIBILITÉS D’ACTION ?

35 Ibid., p. 43.

  1. 16 octobre 2022, BEtaLARP. http://larpinprogress.com/fr/mgc/#ateliers

blement conjoncturelles : un idéal de sécurité vaut-il la réduction de nos possi- bilités d’action ? Cette question se pose régulièrement en relation à des innovations technologiques, comme les voitures autonomes, qui augmentent (théo- riquement) notre sécurité en diminuant notre agentivité37. Elle est aussi au cœur d’une bataille idéologique et politique toujours plus intense qui fait rage entre

« droite » et « gauche ».

Attention cependant : « je » ne suis jamais seul·e dans le monde – la prise de risque est à penser à l’échelle collective, et non individuelle. Ainsi, il est facile de refuser de se faire vacciner au nom de la liberté lorsqu’on a l’impression (par ailleurs erronée) de ne pas risquer de tomber soi-même malade : pourtant, cette po- sition individualiste, voire solipsistique – qui se comporte comme si la personne qui pense était seule au monde –, fait aussi peu de sens que prendre le volant en ayant bu au prétexte qu’on ne mettrait que soi-même en danger, alors que d’autres personnes humaines et non-humaines pourraient être tuées ou blessées dans un ac- cident causé par notre comportement sur la route.

Cependant, la sécurité comme absolu ne pourrait, en retour, mener qu’à une société totalitaire (c’est-à-dire qui régit ou gère la vie des personnes dans tous leurs as- pects) : comme Christelle dans le roman d’auto-science-fiction Valide de Chris Bergeron38, il faut être prêt·e à questionner et résister, fût-ce face au mieux-inten- tionné des pouvoirs. Ainsi est-il de la philosophie : toujours plus de questions, et bien peu de réponses… Mais si on évite de se les poser, on est sûr de se tromper.

Le dilemme de l’auto-exclusion

Pour autant, il est légitime d’interroger la capacité d’approches non-répressives à empêcher les mécanismes d’auto-exclusion des victimes de discriminations et de violences.

  1. Si cette question vous intéresse, la vidéaste suédoise anglophone Mia Mulder, historienne de formation, a par exemple fait une vidéo sur l’application de géolocalisation What3Words. « What3Words Is Not A Good App », Nebula, 2021. https://m.youtube.com/watch?v=4PPRh9ZunmI
  2. Chris Bergeron, Valide, Philippe Rey, 2022.

La pandémie de Covid-19 fournit un d’autant meilleur exemple d’auto-exclusion qu’elle ne permet pas d’identifier un·e « agressaire » unique à blâmer, mais une foule anonyme dont les comportements individuels sont susceptibles de favoriser la progression et le maintien de la pandémie et de toucher des personnes qui déve- lopperont des formes graves ou succomberont. Beaucoup d’associations et de collectifs ont ainsi dû prendre des décisions : reprendre leurs activités ou non ? Im- poser la vaccination ou non ? Porter le masque ou non ? Etc. Le besoin de lien social est réel, et les effets de l’isolement ainsi que l’importance de faire exister des loisirs et activités alternatives aux options capitalistes et d’État justifient que la dé- cision soit prise de recommencer à organiser des événements sociaux, et le rejet de la répression ainsi que le respect de la vie privée celle de ne pas mettre en place des mécanismes de contrôle ; pour autant, ne pas être capable d’assurer une protection raisonnable contre la contamination signifie mécaniquement interdire l’accès aux personnes à risque.

Pour la gestion d’une pandémie anonyme comme dans la construction d’espaces sociaux accessibles, l’objectif est toujours celui d’une réduction des risques.

L’OBJECTIF EST TOUJOURS LA RÉDUCTION DES RISQUES.

L’exclusion est-elle une réduction des risques ?

Or, nous le martelons : l’exclusion (ou la prison) est absolument inefficace à prévenir les comportements et les actes néfastes (le taux de récidive à lui seul suffit à réfuter ses prétendus effets dissuasifs39). Il s’agit d’une sanction idéolo-

  1. Voir par exemple cette note de Rémi Josnin sur le site de l’Insee : « En 2004, 500 000 personnes ont fait l’objet d’une condamnation pour un délit ou une contravention « grave », inscrite dans le Casier Judiciaire. Parmi eux, quatre sur dix ont déjà des antécédents judiciaires au moment de la condamnation de 2004. Entre 2004 et 2011, si l’on exclut les infractions à la circulation routière, qui constituent un cas de récidive fréquent et aty – pique, 38 % des condamnés ont récidivé. Ce taux de récidive atteint 59 % pour les condamnés présentant des antécédents judiciaires. Environ 40 % des récidivistes retournent devant la Justice pour la même infraction que celle sanctionnée en 2004. La récidive est très fréquente chez les jeunes, voire très jeunes, délinquants : six condamnés sur dix en 2004, mineurs au moment des faits reprochés, ont récidivé avant 2011. À nature, type d’infraction et peine prononcée donnés, les jeunes délinquants récidivent davantage et plus vite que les condamnés plus âgés. » (« France, portrait social », Insee, 2013).

gique, basée sur une vision morale et moralisatrice de la justice. Nous ne pouvons pas baser de véritables stratégies de réduction des risques sur l’exclusion.

NOTE SUR L’INEFFICACITÉ DE LA PRISON :

S’il est aisé de démontrer que la prison est inefficace sur le plan de la dissua- sion ou de la réhabilitation, il faut lui reconnaître qu’elle remplit très bien sa fonction d’élimination des individus de la société (pour autant qu’ils restent incarcérés, et pourvu qu’on ferme les yeux sur le « coût moral »40 d’une telle solution) et de protection de l’État et des systèmes de domination. Ricordeau commente ainsi : « le système pénal semble au contraire très bien fonctionner du point de vue du capitalisme et du suprématisme blanc, puisqu’il participe au contrôle des classes populaires et des personnes racisées. »41.

Au contraire, lorsque survient un événement qui blesse la communauté ou ses membres, la première chose à faire est de se demander : quelle issue voulons-nous à cette crise ?

Un essai de l’activiste abolitionniste américain Tad Hargrave, traduit dans le troi- sième numéro du zine dédié à la justice restaurative Le Village, s’intitule ainsi :

« Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »42.

C’est ce que nous vous invitons, nous nous invitons, collectivement, à nous de- mander. À travers ce texte et les outils que nous proposons dans une seconde partie, nous défendons un point de vue selon lequel les violences intracommu- nautaires ne sont pas des solutions valables aux problèmes qui se posent à nous. La commission préalable d’abus ne nous autorise pas à en commettre à notre tour. Voici quelques éléments qui justifient cette position.

  1. Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019, p. 24.
  2. Ibid. p. 30.
  3. Publié en 2018 sous forme de note Facebook, traduit par Le Village en 2019. https://zine-le-village.fr/le-mal-est-fait.html

Les réactions « à chaud »

Les faits de violence intracommunautaire procèdent souvent en premier lieu d’une réaction émotionnelle, épidermique, soutenue par un effet de groupe. Cette ré- action se fonde ensuite en principe sur des arguments moraux, de justice ou de légitimité, qui conduisent à établir une supériorité morale sur la partie adverse : par exemple, si une personne est accusée d’avoir eu un comportement inapproprié, une partie de la communauté peut se sentir être dans le camp du « bien » en condam- nant cette personne, tandis qu’une autre, condamnant au contraire les réactions de la première, justifie moralement sa propre posture en accusant l’autre de jugement hâtif, de dérives autoritaires ou de « tribunal populaire ».

Les réseaux sociaux, bien qu’ils ne soient en aucun cas nécessaires à l’émergence d’une crise à même de susciter des violences intracommunautaires, sont un cadre aggravant : en effet, par leur structure même, qui encourage l’immédiateté et pro- meut les contenus suscitant le plus de réactions, ils suppriment la possibilité d’une discussion réfléchie et d’une écoute équitable et raisonnée des parties impliquées. En créant l’illusion d’une communauté étendue, ils peuvent également décourager l’investissement « local », auprès de personnes partageant les mêmes espaces so- ciaux physiques mais ayant des idéologies variant plus ou moins de la nôtre, au profit d’espaces en ligne plus homogènes idéologiquement. L’histoire révèle toute- fois qu’il n’était guère besoin d’inventer Twitter pour faire monter la mayonnaise ! C’est pourquoi, quoiqu’ils soient une épice de choix, il serait trop facile de leur faire porter la responsabilité des conflits communautaires et autres séismes : mais être prudent·e·s dans l’utilisation que nous en faisons reste important.

*

Les réactions épidermiques, lorsqu’elles ne sont pas modérées par des processus destinés à favoriser la communication, ne peuvent en aucun cas mener à une réso- lution du problème. L’effet « avec nous, ou contre nous » s’applique : la

polarisation qui s’ensuit ne permet pas d’établir un cadre dans lequel le problème puisse trouver une issue satisfaisante. Au contraire, celui-ci ne disparaît qu’avec a) l’exclusion d’une ou des deux parties (auto-exclusion, décision collective ou pression de la part d’une partie de la communauté), b) le temps (selon la gravité).

Laisser couler de l’eau sous les ponts peut être utile pour faire reposer les émotions immédiates et ne pas se précipiter : cependant, lorsqu’il y a déjà eu une réaction vive, attendre peut au contraire laisser la plaie s’infecter ou se traduire en inertie ou en découragement. Si le conflit n’est pas traité, l’apaisement obtenu ne mène qu’à une cicatrisation imparfaite de ce qui demeure comme une blessure (émotionnelle d’abord, et cognitive par dissonance) dans le tissu social, prête à se rouvrir au moindre nouvel incident ou suspicion d’incident. Une communauté ainsi mar- quée se retrouve immanquablement fragilisée.

Quant à l’exclusion, elle ne remplace pas la prévention : en effet, si une personne jusque-là perçue comme « non problématique » (voire « safe », mot anglais signi- fiant « en sécurité » ou « sécurisant » et utilisé pour désigner des personnes ou des lieux supposés ne pas présenter de risques) en vient à commettre une action contraire aux principes de la communauté, cela ne signifie rien d’autre que le fait que tout le monde est susceptible de commettre une action répréhensible. La condamnation morale et/ou sociale est une tentative pour protéger le groupe de cette menace interne et de résoudre la dissonance, mais elle ne résiste pas à l’exa- men des faits et laisse en vérité le groupe vulnérable à de nouveaux incidents. L’échec du groupe à traiter ses dissensions internes et à prendre soin des personnes qui le composent peut également se traduire par l’auto-exclusion des perpétrataires, des cibles ou des lançaires d’alerte43.

*

  1. Voir ce manifeste, Partie II, III, « Le rôle des lançaires d’alerte ».

Une responsabilité collective ?

Beaucoup d’entre nous ont vécu des situations de harcèlement et d’exclusion, no- tamment à l’école. Lorsque j’ai commencé à écrire ce livre, je visais en particulier les GNistes, les pratiquant·e·s de jeux de rôle grandeur nature : « la » communauté GNiste est composée pour une grande part de personnes ayant fait l’objet d’un éti- quetage négatif et d’une condamnation sociale durant l’enfance et l’adolescence (geek, intello, bizut, etc.).. C’est d’autant plus vrai pour les groupes formés de per- sonnes queer, handi, racisées… extrêmement touchées par des discriminations et du rejet social et familial. A minima, les personnes susceptibles de s’intéresser au contenu de ce livre connaissent l’existence des discriminations, du caractère systé- mique des violences intrafamiliales, de la violence systématique de l’État envers certaines catégories sociales… même sans en avoir fait l’expérience de première main. Nous avons donc conscience des effets dévastateurs engendrés par l’ex- clusion sociale et la stigmatisation. Pourquoi ne sommes-nous donc pas d’autant plus vigilant·e·s à ne pas les reproduire ?

Reproduction des violences et stress minoritaire

ATTENTION : mention du système de l’inceste sur une page.

D’une part, cela s’explique par la reproduction de schémas intégrés plus tôt dans la socialisation. Nous savons en effet que les personnes victimes ou exposées à des violences sont davantage susceptibles de reproduire ces comportements : c’est par exemple le cas des victimes de violences intrafamiliales, comme le souligne l’an- thropologue Dorothée Dussy à propos de l’inceste dans Le berceau des dominations.

Si rien n’est systématique dans les situations d’inceste, en revanche, l’enquête que j’ai menée donne à voir une donnée récurrente, incontournable et troublante : l’in- ceste arrive dans un contexte où il est déjà là.44

  1. Dorothée Dussy, Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1, Les Éditions La Discussion, 2013, p. 138. Quelques lignes plus loin, elle ajoute (p. 139) : « L’incesteur que j’ai rencontré en prison n’est donc quasiment jamais l’unique incesteur de sa famille. Et du coup, réglons tout de suite l’illusion qu’une

Dussy insiste par ailleurs sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’avoir subi directe- ment un inceste, ni même d’en avoir connaissance. L’inceste est un système feutré, implicite, qui se caractérise par le tabou et le maintien complice du silence par les proches, y compris lorsque les victimes parlent. Attention : cela ne signifie pas qu’il existe une forme d’inéluctabilité, de fatalité à la reproduction de l’inceste ou d’autres formes de violence. Il est toujours possible de mettre fin à la violence, de ne pas la reproduire. La plupart des personnes incestées ne deviennent pas inces- teuses. La plupart des personnes ayant été battues dans l’enfance ne deviennent pas des parents violents. Mais on a beaucoup plus de chance de devenir incestaire ou de battre ses enfants si on a été incesté ou battu. C’est le sens des déterminismes sociaux : il n’y a jamais de nécessité absolue de la reproduction sociale, mais un faisceau de causes et de prédispositions qui augmentent, sans toutefois ab- soudre les individus de la responsabilité de leurs actes, la probabilité de leur commission.

Il ne s’agit pas, pour autant, de dire que le neveu, ainsi formé aux normes en vigueur dans sa famille, inceste ses neveux pour faire comme son oncle. Il s’agit plutôt de montrer que s’il a eu envie de prendre ses neveux pour objets sexuels, rien de ce que la vie familiale lui avait enseigné jusque-là ne l’en a dissuadé.45

Les personnes marginalisées, quelle que soit la raison de leur marginalisation, sont exposées dès l’enfance à des violences (au sein de la famille ou en dehors) qui laissent une empreinte durable sur leur santé physique et mentale et leurs schémas de socialisation ultérieurs. Bien des personnes queer, par exemple, ont vécu des abus, des maltraitances ou des dénigrements dans un cadre familial : cela fait alors tristement sens que les constructions collectives formées plus tard, souvent nom- mées « familles choisies » en dépit du caractère destructeur de l’institution familiale, se montrent à leur tour abusives, maltraitantes ou dénigrantes. Pour beaucoup, c’est le seul schéma qu’elles connaissent. Dans À propos d’amour, l’écrivaine et militante bell hooks souligne ainsi que, bien que la plupart des per-

condamnation à une peine de prison pour un incesteur permettrait la fin de l’inceste au sein d’une famille. » 45 Ibid., p. 167.

sonnes aient des expériences de soin dans leur famille, celui-ci ne recouvre pas ce qu’on peut appeler « amour ». Elle fait le constat douloureux que la plupart des personnes, en vérité, n’ont pas connu l’amour en grandissant, car l’amour ne sau- rait s’accompagner de violences, ni physiques ni psychologiques. Cette confusion sur la nature ou le contenu des relations affectives et de soin dès l’enfance, période clé qui façonne notre manière de concevoir et de mettre en pratique les relations sociales, engendre à son tour des schémas affectifs dysfonctionnels. Elle écrit :

Dans mon esprit d’enfant, l’amour était ce sentiment agréable que l’on ressent lorsque des gens de notre famille nous traitent comme un être cher, et qu’on les traite comme un être cher. […] Au début de l’adolescence, quand on nous fouettait et qu’on nous disait que ces punitions étaient « pour notre bien » ou « je fais ça parce que je t’aime », mon frère, mes sœurs et moi étions perdu·es. En quoi cette sévère punition était-elle un geste d’amour ? […] Il n’y a rien qui suscite plus de confusion à propos de l’amour dans l’esprit et le cœur des enfants qu’une punition cruelle et/ou méchante infligée par les adultes qu’on leur a appris à aimer et à respecter.46

L’un des mythes sociaux les plus importants qu’il nous faut déboulonner pour que notre culture puisse devenir une culture plus aimante est ce mythe qui fait croire aux parents que la maltraitance et la négligence peuvent coexister avec l’amour. La mal- traitance et la négligence sont le contraire de l’amour. L’attention et le soutien, à l’opposé de la maltraitance, sont au fondement de l’amour. Personne ne peut légiti- mement prétendre faire preuve d’amour tant qu’il ou elle adopte un comportement maltraitant.47

Les communautés qui, sous couvert de nous accepter et nous célébrer dans nos dif- férences, nous punissent en vérité des écarts que nous commettons envers la norme du groupe, sont pareilles à ces familles qui confondent amour et maltraitance.

En outre, les cherchaires identifient un phénomène dit de « stress minoritaire » (minority stress), un stress issu des discriminations subies et intériorisées par les personnes appartenant à des catégories sociales discriminées.

46 Bell hooks, À propos d’amour, éditions divergences, 2022 (2000) pp. 39-40. 47 Ibid., p. 44.

Le modèle du stress minoritaire (minority stress model) a été proposé par Meyer en 2003 pour rendre compte de la plus grande prévalence des problèmes de santé men- tale chez les LGB4. Il avance que les personnes faisant partie d’une minorité sont ex- posées à une source de stress supplémentaire que le groupe dominant ne connait pas. Ce stress excédentaire, appelé stress minoritaire, tire sa source des préjugés, de la stigmatisation et de la discrimination auxquelles les membres du groupe font face.48

L’expérience du stress minoritaire est corrélée avec une santé mentale plus fragile, mais également une plus grande probabilité de commettre ou subir des violences conjugales. Ce facteur contribue à expliquer la prévalence supérieure de violences sur des partenaires dans les populations LGBT49,50.

Dissonance cognitive et récit de soi

Il est difficile de se concevoir soi-même

LA V.I. ENGENDRE UNE

DISSONANCE COGNITIVE CAR LA COMMUNAUTÉ SE CONÇOIT COMME

« ACCUEILLANTE ».

comme autaire de violences, a fortiori lors- qu’on est soutenu dans nos actions par un groupe de pairs. Ainsi, les études portant sur les hommes incarcérés pour avoir commis des violences sur leurs partenaires ou ex-par-

tenaires, généralement des femmes, rapportent souvent qu’elles les ont « poussés à bout », accusent leurs partenaires de manipulation, ou autres motifs permettant de justifier la perpétration d’une violence « exceptionnelle » de leur part – quand bien même les violences commises par des hommes sur des femmes dans le cadre de re- lations hétérosexuelles ne sont quasiment jamais des événements isolés, mais au contraire se répètent et augmentent en violence et en intensité51.

  1. Maxence Ouafik, « Introduction », Santé conjuguée n°86, 2019. https://www.maisonmedicale.org/introduction-7550/
  2. Melissa Decker et al., « An Updated Review of the Literature on LGBTQ+ Intimate Partner Violence », Current Sexual Health Reports, 2018.
  3. Emma Fedele, « Le stress minoritaire, la violence conjugale et la santé mentale des femmes de la diversité sexuelle : une étude pancanadienne », Maîtrise de Criminologie à l’Université de Montréal, 2021.
  4. Voir le podcast documentaire de Mathieu Palain « Des hommes violents », France Culture, 2020. Les chiffres officiels concernant les violences conjugales dans le cadre hétérosexuel sont facilement accessibles en ligne (par ex. INSEE, Haut Conseil à l’Égalité).

Il en va de même des violences intracommunautaires. Ainsi, des personnes adhé- rant à une idéologie anti-autoritaire pourront tout de même percevoir la répression qu’elles infligent sur d’autres membres de leur groupe comme nécessaire, alléguant par exemple de la défense vis-à-vis d’une personne posant un « danger », que ce danger soit avéré ou non et indépendamment d’une proportionnalité de la répres- sion infligée.

La violence intracommunautaire crée une dissonance cognitive à l’échelle de la communauté, qui se prétend et se perçoit souvent comme « accueillante » ou « inclusive ». Nous créons et développons des règles et principes, dont la fonc- tion est largement performative. En GN, nous mettons en place des mots de sûreté (safewords, empruntés à la culture BDSM) ou les zones sécurisées (safe zones) ; dans les milieux militants, les services d’ordre ou les équipes (parfois même appe- lées brigades…) « anti-relou » déployées dans les manifs et événements festifs jouent un rôle similaire, quoique servant également à protéger l’endogroupe des exogroupes (de violences émanant de l’extérieur, par exemple de groupes d’ex- trême droite). Ces dispositifs soutiennent le cadre et agissent de façon dissuasive et préventive, encourageant un environnement sécurisant où tout le monde puisse prendre part. Toutefois, lorsque ces principes (bienveillance, suspension du juge- ment, écoute, etc.) et protocoles (médiation, outils de remontée d’incidents, référent·e·s gestion émotionnelle, etc.) seraient les plus utiles, ils sont fréquem- ment ignorés au profit d’actions plus spontanées et plus émotionnelles.

Ce récit d’une communauté accueillante est très présent dans la façon dont les GNistes se perçoivent, encouragé·e·s par le sentiment d’avoir enfin trouvé des pairs, « d’appartenir ». Un récit similaire existe dans bien des groupes, de tous types et de tous bords politiques : les communautés LGBT+ ou queer, notamment, reproduisent de façon erronée cette perception d’une communauté enfin « safe », acceptante, recourant même souvent à la métaphore de la « famille choisie ». Ces récits, suscitant un ancrage affectif fort et reposant sur lui, rendent les individus particulièrement vulnérables aux violences qui émanent de ces communautés faus-

sement providentielles, à la fois en dissimulant ladite violence (comment une si belle communauté pourrait-elle être violente ?) et parce que la violence vient préci- sément d’un groupe social auquel on s’est rendu vulnérable52. Certains groupes utilisent même le« love-bombing » (« bombardement d’amour ») comme moyen de créer une emprise sur leurs membres53.

*

La dissonance cognitive suscitée par l’écart entre le récit de soi et les faits, ou la perception qu’on a de nous-mêmes et ce que les « autres » – par exemple, les per- sonnes exclues qui contestent le bien-fondé de nos actions – nous renvoient de nos actes, est un frein important à la remise en question. En effet, questionner ces ré- cits a un coût psychologique important : lorsque quelqu’un me reproche un propos raciste alors que mon propre récit de moi, l’histoire que je me raconte sur moi-même est que je suis anti-raciste, il est souvent plus facile de rejeter la critique que de risquer fragiliser la perception que j’ai de moi-même. Par ailleurs, la vision que nous avons de la violence et des personnes qui la perpétuent peut tout simple- ment ignorer la possibilité que la violence soit commise par d’autres catégories sociales (par exemple, la représentation erronée selon laquelle les violences conju- gales seraient uniquement commises par des hommes sur des femmes en couples hétérosexuels)54. Lorsque les récits, individuels ou collectifs, sont trop rigides, leur remise en question peut devenir impossible. Il est possible de travailler là-dessus : favoriser les interactions hors des bulles de filtre, s’ouvrir activement aux autres idéologies et visions du monde, ménager des moments dédiés à l’écoute et au par-

  1. Jo Freeman, « Trashing : le côté sombre de la sororité », Infokiosques, 2022. Initialement paru en anglais en 1976. https://infokiosques.net/spip.php?article1888
  2. Voir par exemple Ian Danskin, « How the Alt-Right is Like an Abusive Relationship », Innuendo Studio, You- Tube, 2019. https://www.youtube.com/watch?v=e-MP_yOHiV0
  3. Voir par exemple, Laure Dasinieres, « L’impensé des violences conjugales au sein des couples LGBT+ », Slate, 2020. https://www.slate.fr/story/194355/impense-violences-conjugales-couples-lgbt-stereotypes-genre- heteronormativite

tage de vécus et de ressentis au sein des collectifs… L’être humain est tissé de ré- cits, notre appréhension du monde se fait toujours à travers l’interprétation, aucun fait brut ne s’offre à nos yeux : la plasticité et la résilience des filtres interprétatifs et narratifs qui nous connectent au monde sont cependant variables – et il n’est pas toujours facile de décider où placer le squelette de nos narrations.

Si les récits communautaires sont cruciaux, il s’agit aussi de se montrer attentif aux récits individuels – aux histoires qu’on se raconte sur nous-mêmes, pour reprendre le titre initial d’un atelier établi en lien avec ce livre55 – : quelle perception ai-je de moi-même dans cette situation ? M’est-il possible d’identifier des torts, des choses que j’ai mal faites, ou ma perception est-elle que j’ai été irréprochable ? Ai-je le sentiment d’avoir (eu) prise sur la situation ? Quelles sont mes émotions, et qu’est- ce qu’elles m’apprennent sur mon état d’esprit et les possibles biais (ma colère me pousse-t-elle à exagérer la responsabilité de l’autre, ma tristesse à me sentir aban- donné·e, etc.) ? Les conflits peuvent être perçus comme des désaccords avec un enjeu (c’est-à-dire que s’il n’y a pas de résolution de ce désaccord, cela constitue un risque pour la capacité à vivre ensemble, l’image de soi, les valeurs…) : dans le processus d’exposition et de cristallisation de ces désaccords, les récits ont une place fondamentale, car ce sont eux qui définissent l’interprétation que nous avons des faits. Confronter des récits implique de tenter d’identifier quelles sont les observations initiales, quels sont les faits basiques sur lesquels nos interpréta- tions se fondent, et travailler à construire un récit commun à partir de cela. Même dans le cas d’une agression, par exemple, les récits sont essentiels à la réparation : si l’on est en conflit sur les faits (« tu m’as agressé·e »/« c’est faux »), il est com- pliqué voire impossible d’imaginer une résolution réparatrice ou transformatrice. Tenter de revenir aux choses sur lesquelles nous pouvons nous accorder, puis s’ef- forcer de reconstruire un récit commun, est un pas vers la réparation. Par exemple, peut-être la personne ne sera-t-elle pas d’accord avec « tu m’as agressé·e », mais reconnaîtras « tu m’as embrassé·e », ouvrant peut-être à entendre « je n’en avais

  1. Voir mon atelier « Récits & Conflits », LARP in Progress, 2023 (« Les histoires qu’on se raconte… sur nous- mêmes », 2022 pour la première version). http://larpinprogress.com/fr/mgc/#ateliers

pas envie », et enfin l’expression des besoins : « j’ai besoin de savoir que ça ne se reproduira plus », « j’ai besoin que tu t’excuses », etc.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’une formule magique. Il n’est jamais possible de s’assu- rer de la coopération de la personne en face. Ni de la sienne propre, d’ailleurs : parfois, le travail de confrontation et de négociation communes propres à retisser ensemble un récit et réparer les liens est trop dur, trop douloureux, voire impos- sible.

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Solidarité et perméabilité

Nous avons fréquemment recours à des mécanismes de séparation, qui visent à se protéger d’interactions que nous ne souhaitons pas. Individuellement, cela peut prendre la forme de la fonction « bloquer » sur les réseaux sociaux, ou de listes de noms qu’on mémorise ou note pour les communiquer aux organisataires d’événe- ments (souvent abrégés en « orga(s) » dans ce texte) par exemple. À l’échelle collective, cela prend diverses formes : créer des listes noires (blacklists), appeler au boycott de certains événements ou organisations, alerter les organisataires d’ac- tions passées présumées d’intervenant·e·s invité·e·s, contacter des personnes individuellement pour les inciter à ne pas participer, etc.

Nous avons nos raisons, elles sont toutes différentes et relèvent souvent d’un senti- ment d’insécurité ou de danger réel. Parfois, surtout lorsque nous agissons à notre propre échelle individuelle, nous n’avons simplement pas la patience, l’énergie ou l’envie d’interagir avec certaines personnes ou types de personnes (bloquer des fleurs de lys à vue sur Instagram se justifie tout autant par une forme rudimentaire de cybersécurité, limitant l’exposition de nos données à certains individus d’ex- trême droite, que par l’anticipation du harcèlement possible ou l’absence d’envie de se confronter à des discours nauséabonds). Toutefois, nous devons faire atten- tion à ne pas nous enfermer dans un espace avant tout réconfortant, qui nous

empêche de progresser, d’avancer et de dépasser nos propres préjugés ainsi que nos craintes.

Ainsi, avant de bloquer, dénoncer, alerter,

demandons-nous : pour quel motif ? D’où tiens-je les informations ? Sont-elles fiables ? Agir ainsi a-t-il des chances d’aboutir à des améliorations ? Ne pas agir ainsi risque-t-il de mettre des per- sonnes en danger ?56 Il y a quelque temps, un ami m’a demandé, de la part d’une au- trice invitée dans une librairie féministe, si je savais si les libraires étaient des TERF (des

« féministes » transphobes), car une per- sonne l’avait « mise en garde » à ce sujet.

POUR QUEL MOTIF ?

D’OÙ TIENS-JE LES INFORMATIONS ? SONT-ELLES FIABLES ? AGIR AINSI A-T-IL DES CHANCES D’ABOUTIR À DES AMÉLIORATIONS ? NE PAS AGIR AINSI

RISQUE-T-IL DE METTRE DES PERSONNES EN DANGER ?

Un simple regard sur la page Instagram de la librairie, qui mettait en avant des au – taires trans, aurait suffi à dissiper ce doute : pourtant, quelqu’un a bel et bien cru bon et légitime d’« avertir » l’autrice, sur la base de on-dits, sans preuve aucune et en dépit d’indices évidents. Ce genre de comportements me paraît relever d’une application irréfléchie de principes mal digérés, associée à une forme de pureté mi- litante essentiellement performative (l’étiquette « TERF » collée à la hâte permet aux personnes qui prononcent l’exclusion/le boycott sans rechercher les fonde- ments de l’accusation de ressentir de la satisfaction militante).

Ces questions sont cruciales : en effet, s’il est parfaitement compréhensible et légi- time de limiter ou cesser les interactions avec certaines personnes ou groupes de personnes, lorsque cela devient un réflexe, cela peut avoir pour effet de refermer le groupe sur lui-même. Le risque est d’autant plus grand lorsque l’information cir- cule par proxy, de sorte que l’émettaire initial·e de la mise en garde est perdu·e.

  1. Pour un autre set de questions et une analyse proche sur la « cancel culture, voir Titiou Lecoq, « Les questions à se poser avant de « cancel » quelqu’un », Slate, 2020. https://www.slate.fr/story/186686/titiou-cancel-culture- annulation-call-out-reseaux-sociaux-harcelement-militantisme-politique-colere

Plus la surface de contact avec l’extérieur est réduite, moins il existe d’opportuni- tés d’échanges mutuels : cela signifie, non seulement que nous, en tant que groupes, ne bénéficierons pas ou plus d’apports extérieurs pour nous faire réfléchir et nous soutenir, mais que les groupes desquels nous nous coupons parce qu’ils ne sont pas « safe » n’ont que peu de chances de le devenir. Pour prendre l’exemple de « ma communauté » d’origine, avant que mon engagement se fasse principale- ment dans des milieux immédiatement politisés : si le sexisme a beaucoup reculé dans les milieux du jeu de rôle ou du grandeur nature, c’est parce que des per- sonnes concernées n’ont cessé de s’y opposer et ont trouvé des allié·e·s qui les ont soutenues et ont porté la lutte avec elles57.

Toutefois, si à l’inverse la surface de contact avec l’extérieur est trop grande, nous risquons la dilution ou l’assimilation dans un groupe plus important – ou, simple- ment, l’épuisement. Rien ne sert de jouer les Don Quichotte et s’évertuer seul·e face à des moulins à vent. Là encore, ces ajustements éthiques et stratégiques ne sont pas sans nuance : nous avons besoin de choisir nos combats et nos allié·e·s, et lutter d’une position où nous puissions à la fois nous confronter à l’adversi- té et nous reposer auprès d’une communauté de confort plus restreinte. Telle est peut-être l’essence de la convergence des luttes : il s’agit d’habiter les désac- cords, de porter la contradiction tout en gardant à l’esprit les buts communs. C’est en avançant ensemble dans une direction, peut-être vague, mais destinée à se préci- ser au fil du chemin, que nous « infusons » mutuellement dans les idées et les vies des autres et créons un terreau fertile à l’échange et au consensus – en passant par la case, parfois désagréable et toujours dynamique, du compromis58.

  1. Voir par exemple cet article de Coralie, relectaire de ce livre, éditaire et ex-cherchaire, issu d’un dossier publié dans JDR Mag en 2016 et repris sur le blog de sa maison d’édition Lapin Marteau : Coralie David, « Le Genre et l’orientation sexuelle mis en jeu », Lapin Marteau (JDR Mag), 2021 (2016). http://www.lapinmarteau.com/le- genre-et-lorientation-sexuelle-mis-en-jeu/. Voir aussi le blog « Et pourtant elles jouent ! », qui « propose entre autres des portraits de joueuses et de meneuses, ainsi que des témoignages sur le sexisme que l’on peut croiser dans et autour du jeu. ». https://etpourtantellesjouent.wordpress.com/
  2. Bien entendu, un compromis n’est pas simplement « la position intermédiaire entre deux positions antago- nistes ». L’art du compromis requiert le dialogue, qui lui-même suppose une forme d’égalité entre les parte – naires. Quand l’État veut sabrer le système des retraites, il tente d’imposer un état de faits plus compatible avec son idéologie, mais défavorable à l’ensemble des travaillaires. Il n’y a pas de principe d’équivalence entre « la

Bénéficier d’une communauté de confiance, de personnes auprès desquelles se sen- tir en sécurité, est un besoin humain, naturel et nécessaire. En GN, ce besoin est renforcé du fait qu’une partie d’entre nous recherche spécifiquement des espaces et des moments pour expérimenter des émotions difficiles, utiliser le jeu pour sortir de sa zone de confort. Entre queers ou personnes minorisées, c’est le besoin vital de s’extraire d’une société profondément maltraitante, violente et discriminante qui vient l’appuyer. Au sein de groupes militants, ce besoin procède de la relation toute particulière de camarades – des personnes qui ne sont pas nécessairement des ami·e·s, ni même des connaissances, mais sur qui on peut compter et qui peuvent compter sur nous dans les situations dangereuses auxquelles nous faisons face dans nos luttes.

Il est essentiel de bénéficier de communautés de confiance. Néanmoins, nous devons prendre garde à ne pas créer un espace homogène, confortable, mais im- manquablement isolé du monde extérieur. Les pratiques de séparation, parfois nécessaires (lorsqu’un véritable danger est encouru, ou afin de prendre le temps de guérir des traumatismes, pour prévenir l’épuisement militant, etc.), peuvent nourrir et se nourrir de cette homogénéisation croissante, et de la stagnation et rigidifica- tion qui l’accompagnent, que ce soit du point de vue social ou idéologique. En préambule d’un texte critique de ce qu’on appelle fréquemment « féminisme du ressenti »59, le chercheur Jack Halberstam écrit ainsi :

santé du marché », une entité immatérielle fondée sur la croyance en un certain mode de circulation des biens et de l’argent censé les représenter dans l’abstrait, et « la santé des travaillaires », une réalité matérielle concrète dont les nombreux indicateurs dénotent constamment l’incapacité du néolibéralisme à en prendre soin. Il n’est cependant pas surprenant de retrouver cette vision irrationnelle de ce que serait un « compromis » dans une culture politique d’État (européenne comme nord-américaine) dans laquelle l’abolition de l’esclavage a donné lieu à des compensations financières des propriétaires, afin d’éponger de prétendues pertes économiques (par ailleurs toutes relatives, car il a été observé que sur bien des aspects le salariat s’avérait plus rentable pour les exploitaires pour qui un·e ouvriaire mort·e ou blessé·e se remplace à moindres frais qu’un·e esclave), sans qu’aucune indemnisation n’ait jamais été consentie aux ancien·ne·s esclaves et leurs descendant·e·s.

  1. L’expression « féminisme du ressenti » désigne de façon critique un féminisme basé sur des émotions, les res- sentis (comme le ressenti d’agression), dans lequel le ressenti se substitue à d’autres modes d’explication, par exemple matérialiste. Voir « Féminisme du ressenti. Le féminisme au pays des bisounours : violence du ressenti, ressenti de la violence », dans Paranormal Tabou, 2012. https://paranormaltabou.wordpress.com/2012/12/24/feminisme-du-ressenti-texte-integral/

La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais une ato- misation des communautés et des luttes. L’appel à la constitution d’espaces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui masque toutes les pro- blématiques de classe et de race locales et globales.60

NOUS DEVONS PESER LA VOLONTÉ DE CRÉER UNE SOCIÉTÉ PLUS SÉCURISANTE CONTRE LE BESOIN D’UN ESPACE SÉCURISANT.

Là encore, nous devons peser la vo- lonté de créer une société plus sécurisante contre le besoin d’un espace sécurisant61. Ces aspirations sont conciliables, mais requièrent de se poser véritablement la question en ces termes à chaque nouvelle crise.

Retisser les liens… Coûte que coûte ?

Si Tad Hargrave, cité plus haut62, invite à retisser les liens, c’est que l’unité symbo- lique dans laquelle il se place est « le village ». Le village est une modalité particulière de vivre-ensemble qui est quasiment absente des sociétés « occiden- tales » (ou « occidentalisées ») contemporaines, très urbanisées, fragmentées, avec une forte mobilité sociale et familiale et une multiplication des modes de rencontre et d’interaction (favorisée d’abord par le téléphone, puis le Minitel, désormais In- ternet, etc.). Il suppose une unité de lieu, ce qui déjà n’est pas donné à tous les groupes que nous pouvons appeler – là aussi, en utilisant un vocabulaire « à l’amé- ricaine » – « communautés », mais également une unité de temps très étendue : on naît, grandit, se lie et meurt dans le village. Cette conception suppose une grande stabilité sociale : peu de personnes entrent ou sortent du village. Dans un tel

  1. Jack Halberstam, « « tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du trauma- tisme », Vacarme, n°72, 2015. https://vacarme.org/article2766.html
  2. J’ai écrit, en anglais, un article qui traite de ce phénomène au sein de la communauté du GN nordique : Axiel Cazeneuve, « The Paradox of Inclusivity », What Do We Do When We Play?, Solmukohta, 2020. https://nordiclarp.org/2020/05/21/the-paradox-of-inclusivity/

62 Tad Hargrave, « Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? », Le Village, 2020 (2008). https://zine-le-village.fr/le-mal-est-fait.html

contexte, deux options s’offrent à nous : affronter les crises, trouvant coûte que coûte des issues pour ne pas sombrer dans une conflictualité permanente et des- tructrice, ou les balayer sous le tapis, favorisant des modes de pouvoir autoritaires et abusifs.

Si, il y a ne serait-ce que quarante ou cinquante ans, les divorces étaient moins fré- quents63 et les alliances plus précoces64, c’est aussi du fait de la prédominance de la logique de village. Un village est propice à la construction : ça n’est pas un simple rapprochement, mais un établissement sur le long-terme, multipliant les liens d’interdépendance entre ses membres. Un mariage-village implique un partenariat quotidien dans le travail, la survie, l’éducation des enfants, etc., et ce dès le départ.

Il est beaucoup plus difficile de mettre fin à une relation dont l’étendue dépasse de loin le seul rapport affectif entre ses membres. Cela peut être source de richesse, de création ou de confiance, en nous incitant à prendre soin de la relation, à ne pas partir au moindre désaccord, à favoriser le compromis et l’entente. Mais cette in- terdépendance peut tout autant favoriser l’emprise, l’abus, les violences intrafamiliales ou conjugales. C’est au cœur de cette tension, de ce tissu de liens qui comme une toile, peut nous piéger ou au contraire fournir le support de notre création, que nous devons penser la résolution de conflits.

Peut-être en est-il de nos communautés comme de nos relations amoureuses : dans un couple65, « l’objectif » premier n’est pas de rester ensemble – nous nous lions et nous associons car nous partageons de l’affection, du soutien, des projets… Et,

63 Source pour la France : INSEE via data.gouv.fr.

https://www.data.gouv.fr/fr/reuses/le-divorce-en-france-taux-de-divorce-consequences-duree/

64 Source pour la France : INSEE, « Âge moyen des mariés selon le sexe. Données annuelles de 1994 à 2021 », 2022.. La tendance de la courbe est à la hausse régulière. Les chiffres ne font pas la différence entre les premiers mariages et les suivants. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381500

  1. Évidemment, le modèle du binôme romantique et sexuel n’est pas la seule façon d’envisager les relations affec- tives/amoureuses/intimes. L’image du couple, culturellement dominante, sert ici le propos en puisant dans un ré- servoir de représentations communes en utilisant l’analogie.

même si c’est souvent douloureux et pas toujours facile à identifier, il arrive que mettre fin à la relation soit la meilleure chose à faire.

Quitter une communauté avec laquelle on ne

PARTIR N’EST PAS

SYNONYME D’ÉCHEC. ROMPRE LES LIENS PEUT ÊTRE POSITIF.

s’identifie plus, former une nouvelle association suite à un conflit d’idéologies au sein de la pre- mière ou fonder un nouveau courant politique ne sont pas des échecs. De même, rompre des

liens qui nous limitent, s’émanciper d’une famille qui minimise ou stigmatise nos expériences individuelles, quitter un collectif qui manque de radicalité, mettre fin à des amitiés dont on a perdu le sens, etc. peut être positif. « Retisser les liens » est un moyen en vue d’un but, l’établissement d’espaces et de relations sociales solides, résilientes, émancipatrices. Il ne s’agit pas d’un impératif moral. Comme nous vous en enjoignons presque à chaque page ici, demandez-vous : pourquoi ? Pourquoi retisser les liens, ou au contraire y renoncer ? Si, une fois les éléments conflictuels démêlés (car nous croyons cependant qu’il s’agit d’un préa- lable nécessaire, sans quoi décider de rompre ou de maintenir les liens ne pourra pas véritablement être fait en conscience), il ne paraît pas désirable de travailler à reformer le tissu social abîmé, alors peut-être est-il temps de mettre de la distance (de façon explicite chaque fois où cela est possible).

NOTE : Là encore, une mise en garde est de mise. Nous ne vous invitons surtout pas à vous laver les mains de toute situation conflictuelle, sur le mode « de toute façon, la relation n’en valait pas la peine ». Nous pensons qu’il est important de faire le travail de résolution, ou a minima d’aplanissement, des conflits et des crises avant de décider de rompre les liens. C’est à la fois quelque chose qui re- lève de la probité, de l’honnêteté vis-à-vis de nos valeurs, et une façon de limiter la (re)production de la précarité sociale à laquelle peuvent être exposées les per- sonnes soumises à une rupture relationnelle qu’elles ne souhaitaient pas.

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En vérité, il n’y a que très peu de villages. Nous pouvons voyager plus facile- ment, quitter une communauté qui ne nous correspond plus pour en rejoindre une nouvelle dont les aspirations ou le fonctionnement nous appellent davantage. C’est une liberté qu’il faut chérir, et une instabilité à laquelle il faut prendre garde.

Se munir d’outils adaptés, prévoir des modalités, voire des clauses explicites, de résolution des crises, permet de mettre une limite plus claire et plus rationnelle au groupe et aux relations qu’il accueille et engendre : « voici le cadre du groupe, voici comment nous gérons les crises qui le mettent à mal ». Bénéficier d’un cadre clair permet d’identifier plus facilement et rationnellement les situations qui justifient une séparation. Ainsi, la prise en charge par une cellule dédiée en cas d’agression sexiste ou sexuelle peut permettre d’entamer un travail de réparation et de médiation, mais également de constater leur échec dans le temps.66

Trouver des antidotes à l’exclusion

Ce manuel s’inscrit dans l’esprit de la justice restau- rative ou transformatrice, des manières alternatives de faire justice qui visent à « réparer » le tissu so- cial et agir sur les conditions matérielles concourant

L’EXCLUSION EST UNE VIOLENCE QUI NE RÉPARE RIEN.

à la perpétration d’actes néfastes plutôt qu’à punir67. La justice restaurative ou transformatrice fait le constat qu’infliger des violences (exclusion, enfermement, privation des droits, privation des liens sociaux, etc.), n’a pas véritablement d’effet réparateur. La logique carcérale (qui englobe les actes visant à entraver la mobilité de la personne ou l’extraire du groupe, voire de la société) consiste à infliger en re- tour des souffrances et traumatismes à la personne présumée perpétratrice. De tels

  1. Voir dans ce guide, Partie II, V, « Et si on n’est pas d’accord ? »
  2. Voir par ex. la série de podcasts « Condamnés-victimes : un dialogue possible » (quatre épisodes), La Série Do- cumentaire, France Culture, 2017.

actes ne peuvent qu’exceptionnellement produire un sentiment de justice. L’enfer- mement ou l’exclusion ne fait que déplacer les individus, sans résoudre les problèmes qu’ils ont causés, ni ceux qui ont rendu possibles les actes répréhen- sibles. La menace de l’enfermement ou de l’exclusion déplace également les

« conséquences » des actes sur les risques pénaux ou sociaux encourus au lieu d’inviter les perpétrataires à constater les dégâts réels causés – pour le dire d’une façon simpliste, au lieu d’apprendre que « faire du mal aux gens, c’est pas bien », on retient « être exclu·e, c’est désagréable », et notre attention risque de se porter plus volontiers sur le fait d’éviter de potentiels désagréments pour nous- mêmes que de prêter attention à l’autre68.

Aux antipodes de la justice rétributive, la justice transformatrice vise à remettre la résolution de conflits et la réparation des torts dans les mains des personnes direc- tement impliquées. Dans un dossier très complet intitulé « Une autre façon de faire justice »69, Viciss de Hacking Social formule ainsi les objectifs de la justice restau- rative, qui peut être envisagée comme un premier pas vers la justice transformatrice (qui a une vision plus systémique) :

    • La paix et la transformation sociale : rétablir l’ordre et la paix locale, retisser les liens en- dommagés, rendre la justice plus curative et idéalement plus transformative (l’offenseur cesse d’offenser, la victime retrouve son pouvoir, la paix de communauté n’est plus per- turbée voire mieux installée de façon plus pérenne).
    • L’empuissantement70 : mettre les décisions clés entre les mains des personnes les plus touchées par la criminalité ; aider les victimes, leur donner la parole, leur permettre de participer et répondre à leur besoin. La communauté est empuissantée également quant à sa capacité à résoudre les problèmes, en collectivité, par ses décisions mutuelles coopéra- tives.
  1. Voir cette réjouissante chronique de Nicole Ferroni, « La politique aujourd’hui: ça n’est pas gentil du tout! », France Inter, 2018.

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-billet-de-nicole-ferroni/la-politique-aujourd-hui-ca-n-est-pas- gentil-du-tout-1725967

  1. Viciss Hackso, « Une autre façon de faire justice : la justice restaurative et transformatrice », Hacking Social, hacking-social.com, 2020.
  2. Francisation de l’anglais « enpowerment », qui signifie « reprendre/redonner du pouvoir ».
    • La responsabilisation : dénoncer le comportement criminel comme étant inacceptable et réaffirmer les valeurs (de paix) de la communauté. L’offenseur a pris conscience de la responsabilité de ses actes, a compris les conséquences négatives de ses actes, les a répa- rés et se comporte désormais d’une façon non criminelle, responsable, quant à la commu- nauté, quant à son comportement ; la probabilité des infractions futures est réduite, parce qu’il est en empathie avec la victime/la collectivité et cherche à reconstruire des liens via ses actions de réparation dans le repentir.

Ce que décrit Viciss a principalement trait à la façon dont la justice restaurative s’insère en marge du système pénal, comme réparation des crimes qui viennent aux oreilles de la justice traditionnelle. Cependant, ses préceptes s’appliquent tout autant à l’échelle de communautés, dans lesquelles la prison est remplacée par l’exclusion. Celle-ci peut avoir des effets tout aussi délétères, polarisant le corps social et poussant les personnes exclues dans une position de souffrance qui ne leur permet ni de comprendre en quoi leurs actions ont pu causer de la souffrance, ni de changer de comportement ou d’entreprendre des actions de réparation. Par ailleurs, à l’échelle communautaire, la possibilité même de se défendre est souvent refusée aux personnes accusées, et la volonté d’en apprendre davantage sur les faits, afin de les comprendre et de prendre des décisions adaptées, assimilée à une remise en question de la parole des victimes revendiquées ou présumées.

Si l’exil était, dans l’Antiquité gréco-romaine, une sanction tout aussi grave que la mort (Socrate n’a-t-il pas choisi de boire la ciguë plutôt qu’être banni de la cité ?), l’exclusion demeure aujourd’hui une sanction lourde de conséquences psycholo- giques et sociales, qu’en tant que groupe, nous ne prenons pas toujours en compte71. C’est d’autant plus vrai de l’ostracisme, qui est l’équivalent plus littéral de l’exil forcé : si une exclusion est généralement circonscrite et décidée, l’ostra- cisme, qui consiste en la mise au ban généralisée et la cessation de tout lien social (y compris en menaçant les personnes qui en bravent l’injonction), souvent sans explicitation, est une expérience qui ne peut pas ne pas être traumatique.

  1. Avery Adler, « Si vous pensez qu’ils doivent mourir, dites-le franchement », Le Village, 2020 (2019). https://zine-le-village.fr/si-vous-pensez-qu-ils-doivent-mourir.html

UNE VIOLENCE

« JUSTIFIÉE » RESTE UNE VIOLENCE.

C’est pourquoi nous avons pris le parti, dans ce guide, de qualifier de « violentes » les ac- tions de justice punitive entreprises au sein de nos communautés. En effet, nous croyons que le

fait que ces actions se présentent comme des réactions à une violence préalable, quelle qu’en soit l’ampleur, ne justifie en rien le recours à une violence rétributive, qui n’en est qu’une escalade.

Ce n’est pas parce qu’une violence est motivée – qu’elle est « légitime » – qu’elle n’est pas une violence. Ainsi, nous voudrions donner des outils pour cas- ser ce cycle, pour que la violence ne soit pas la seule réponse à laquelle nous pensons, collectivement, lorsque nous subissons un tort (individuellement ou en tant que groupe). Nous espérons contribuer à un empuissantement collectif dans la gestion de conflits et de crises et favoriser, à terme, un changement de culture, de la punition vers la réparation.

  1. – INGRÉDIENTS DE LA VIOLENCE INTRACOMMUNAUTAIRE

fin de comprendre la violence intracommunautaire, il nous faut parvenir à saisir un peu plus précisément comment elle prend forme, quels en sont certains schémas et facteurs récurrents. En particulier, nous tâchons

A

d’exposer ici un « script » que nous avons observé à plusieurs reprises dans les communautés de GNistes. Ainsi, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité et nous appuyons sur nos ressentis et expériences communes, dont nous pensons qu’elles puissent faire écho y compris lorsque les événements s’écartent du script (ou en suivent de différents).

Le conformisme

La violence intracommunautaire s’appuie notamment sur la tendance des indivi- dus à adopter, avec une moindre distance critique, les comportements et les croyances d’un groupe d’appartenance. Par simplification, nous la nommons ici conformisme. Cette disposition favorable envers une communauté dont l’individu se sent faire partie conduit, de façon spontanée et très humaine – personne n’échappe vraiment à cette règle, bien qu’on puisse y opposer une résistance consciente –, à une plus grande méfiance envers les opinions qui divergent du groupe ou les faits qui y sont dénoncés (sa réciproque, consistant à accepter plus facilement les faits qui vont dans notre sens, est ce qu’on appelle un biais de confirmation et qui peut prendre diverses formes72).

Dans les cas de violence intracommunautaire, ce phénomène peut rendre presque impossible la perception de la personne incriminée de façon positive, ou même neutre. Les membres du groupe qui ne sont pas directement concernés par une cer- taine affaire (c’est-à-dire qui n’ont pas directement vécu ou dénoncé les faits

  1. Voir par ex. « Les Biais de Confirmation », La Tronche en Biais, YouTube, Épisode 5. https://www.youtube.com/watch?v=6cxEu-OP5mM

reprochés) sont ainsi enclins à la percevoir, par défaut, en conformité avec l’image véhiculée par le groupe à ce moment-là. L’affaire Léo Grasset, YouTuber accusé de viol par une autre vidéaste dont il aurait encouragé la mise au ban suite à ce viol, illustre bien ceci : de nombreuses autres personnes ont ainsi reconnu avoir participé au harcèlement, sans même alors réaliser qu’il s’agissait de harcèle- ment73.

Ce biais qui nous pousse à adopter le point de vue d’un groupe d’appartenance est multi-factoriel. Ce que nous décrivions ici correspond notamment à l’effet « bulle de filtre », qui nous enferme dans une série d’opinions portées par le groupe faute d’être exposé·e·s à d’autres points de vue. Cette bulle de filtre est renforcée par les réseaux sociaux, dont les algorithmes se nourrissent spécifiquement de notre be- soin de validation et de la satisfaction que nous prenons à nous penser comme ayant raison, étant du « bon » côté, etc. Plus généralement, puisque notre connais- sance se base nécessairement sur celle des autres – nous ne pouvons pas tout savoir de première main –, à qui nous faisons confiance est déterminant : nous croirons plus facilement une personne que nous jugeons digne de confiance, soit parce que nous la percevons comme compétente, soit que nous ayons des liens personnels avec elle. Au sein d’un groupe, une simple rumeur peut très vite être considérée comme vraie parce que les personnes qui la colportent sont jugées dignes de confiance.

Ensuite, nous pouvons adopter le point de vue du groupe par effet d’entraînement ou contagion – c’est par exemple ce phénomène qui mène à ce que nous levions les yeux à notre tour si une personne dans une foule s’arrête pour fixer un point dans le ciel74 – ; par peur de subir des représailles sociales – en particulier dans le cas de

  1. Sophie Boutboul et Lénaïg Bredoux, « Star de YouTube, Léo Grasset est mis en cause par plusieurs femmes », Mediapart, 2022. https://www.mediapart.fr/journal/france/230622/star-de-youtube-leo-grasset-est-mis-en-cause- par-plusieurs-femmes
  2. Sans mettre de référence précise ici, le peu que je connais de la psychologie sociale et des comportements des foules est issu respectivement des chaînes YouTube Horizon Gull et Fouloscopie. Quant à savoir si je leur fais confiance parce que je les perçois comme compétents, ou parce qu’ils confortent mes opinions… Hacking Social, horizon-gull. https://www.youtube.com/@horizongull

Mehdi Moussaïd, Fouloscopie, https://www.youtube.com/c/Fouloscopie

groupes au sein desquels les comportements maltraitants, l’exclusion, l’ostracisa- tion et la marginalisation des personnes vues comme fautives sont répandus – ; par loyauté, parce qu’on a le sentiment erroné qu’être loyal·e à une personne ou un groupe implique de ne jamais émettre de critique ; etc. Si les causes et les formes de conformisme ou d’assentiment social au groupe sont multiples, leurs effets convergent vers une moindre capacité de l’individu à aller à l’encontre des cou- rants qui traversent un groupe auquel il s’identifie.

La déshumanisation75

Le conformisme nous entraîne vers le second ingrédient de ce phénomène : la déshumanisation. La déshumanisation amène à retirer à un individu certains des droits normalement associés au statut de membre du groupe, de personne sensible, ou par extension, d’être humain. C’est un phénomène bien connu en politique, dont certaines des formes les plus répandues sont la constitution d’un bouc émissaire (pensez Macron, Le Pen, et politique anti-immigration) ou l’invention de la barba- rie (comme Bush et l’« Axe du Mal »). Sous ces formes institutionnalisées, la déshumanisation a pour but de renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe à travers la haine partagée envers un « ennemi » commun (par exemple, la fameuse « identité nationale » ressortie par Sarkozy en 2007 pour sur- fer sur la vague xénophobe en Europe).

Fols et monstres

En GN, ce phénomène de déshumanisation est particulièrement visible dans le cas où des normes de soin mutuel et de sécurité émotionnelle76 explicites ont été éta-

  1. Pour aller plus en détail sur le mécanisme psychologique : Brock Bastian, Thomas F Denson et Nick Haslam,

« The Roles of Dehumanization and Moral Outrage in Retributive Justice », PLOS ONE, 2013. https://www.researchgate.net/publication/236461496

  1. Dans le cadre du GN, les termes « sécurité émotionnelle » désignent un ensemble de pratiques (ateliers pré-jeu, métatechniques – des « codes » utilisés pour représenter des éléments du jeu ou donner des informations « hors- jeu » durant le jeu, comme des safewords ou mots de sécurité par exemple –, équipe dédiée au care, etc.) fon – dées sur 1) la reconnaissance du caractère émotionnellement prenant du GN 2) le primat absolu du bien-être des joueurs et joueuses sur le jeu. En vérité, et même si la sécurité émotionnelle peut avoir des allures de dogme

blies. En effet, dès lors que le groupe se sent atteint dans sa vulnérabilité, il peut se produire un phénomène de rejet instinctif qui rend obsolètes les règles que le groupe s’est donné. Difficile de se livrer à une écoute bienveillante et active quand on se sent blessé·e·s par des propos ou des actes. La personne fautive risque alors fortement d’être stigmatisé·e, par exemple à travers des étiquettes fortement évocatrices telles que « agressaire », « manipulataire narcissique », voire « fou/ folle ». Ce changement brusque de statut revient à faire perdre à la personne une partie de son humanité : elle devient autre, « monstrueuse », indésirable.

NOTE : Ironiquement, la psychiatrisation des perpétrataires, qui pourrait en toute logique amener (comme c’est le cas dans la justice d’État) à percevoir des circonstances atténuantes, est utilisée pour renforcer le stigma, enfonçant le clou de la « monstruosité » en essentialisant la personne, dont les actes sont expliqués par une « nature » corrompue. C’est évidemment très psychophobe, à plus d’un titre : d’abord en assimilant agressions et comportements antisociaux à la neuro- diversité (fonctionnements neurologiques déviant de la norme, regroupant ce qu’on caractérise ailleurs de troubles psychologiques, troubles du neurodéveloppement, pathologies mentales, etc.), ensuite en déshumanisant les personnes neuroaty- piques/neurodiverses/handicapées mentales…77 avec lesquelles il serait

de facto impossible de faire société.

Dans les milieux LGBT+ ou queer, la déshumanisation prend souvent la forme d’une réassignation à la norme dominante. Les personnes transféminines (femmes trans et non binaires) et les hommes cisgenres gay ou bi en font particu- lièrement les frais : ainsi, bien qu’elles soient particulièrement victimes de crimes

dans certaines niches ludiques, tout le monde y participe. C’est en tout cas ce que défend lea GNiste et cher – chaire en études du jeu Michael Freudenthal : « Vous faites déjà de la sécurité émotionnelle », Electro-GN, 2022. https://www.electro-gn.com/12874-vous-faites-déjà-de-la-securite-emotionnelle

  1. Bien que je trouve les termes « neuroatypique » ou « neurodivers » plus adaptés, il me paraît important de préci- ser que le langage autour des handicaps et particularités psychiques ou physiques n’est pas fixe et ne fait pas consensus (ce que je trouve sain). La perception du handicap suscité par nos spécificités peut par exemple nous amener à les considérer, individuellement, comme des troubles ou des maladies, sans que cela soit chargé d’une valeur morale négative.

de haine et surexposées à la transphobie et la transmisogynie78, lorsque que les femmes trans sont accusées d’agressions, c’est leur supposée « socialisation – comprendre ici : nature – masculine » qui est mise en avant pour expliquer leur comportement présumé et justifier leur exclusion. Le fait que les personnes transféminines soient les plus stigmatisées dans la société et les plus suscep- tibles d’être mises ou maintenues à l’écart des milieux féministes ou queer est ignoré au profit d’une essentialisation négative, nourrie de l’assimilation entre patriarcat et masculinité et d’une perception essentialiste du sexe (la construc- tion sociale du genre étant reléguée à une expression secondaire, de moindre importance, et n’effaçant jamais de prétendues racines sexuées de la domination patriarcale).

Essentialisation

Le fait de définir une personne à partir d’un acte commis, de l’essentialiser, a plu- sieurs conséquences.

D’abord, paradoxalement, cela risque d’entraver la visibilité des actes répréhen- sibles : en effet, si une personne ayant commis une agression sexuelle est par essence « un·e agressaire », alors les personnes qui ne sont pas des agressaires ne peuvent logiquement pas avoir commis d’agressions. C’est une des raisons pour lesquelles nous nous retrouvons fréquemment à défendre des personnes accusées de ces faits, et à remettre en question la parole des personnes qui les ont subis, sous le prétexte : « je le/la connais, c’est quelqu’un de bien ». Cela empêche aussi les personnes ayant commis des actes répréhensibles de le reconnaître, car personne ne se définit soi-même a priori comme un·e volaire, un·e harcelaire ou même un·e mauvais·e jouaire… Pas besoin d’être une « mauvaise personne » pour com- mettre une « mauvaise action ».

Cette vision manichéenne (gentils contre méchants) du monde mène en outre fré- quemment à de la violence verbale voire physique en retour. En effet, si la

  1. Oppression touchant les femmes trans à la fois parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont trans.

personne fautive est déshumanisée, si elle perd à nos yeux le bénéfice du doute et la nuance que nous accordons à nos pairs, alors nous risquons de ne plus voir le mal que nous sommes en train de lui faire.

Par ailleurs, la déshumanisation court le risque de véhiculer de nombreux biais issus d’une hégémonie culturelle, c’est-à-dire de mécanismes de domination structurels dont nous n’avons pas nécessairement conscience. C’est le cas, par exemple, lorsque nous prêtons des intentions mauvaises à une personne issue d’une classe sociale dont les usages sont différents de ceux de la classe moyenne édu- quée, dont sont issu·e·s la plupart des GNistes79 et dont les normes courent également dans de nombreux milieux militants, ou lorsque nous ignorons les spéci- ficités de l’individu, ses besoins et les possibles troubles ou spécificités psychologiques susceptibles d’affecter son comportement. La déshumanisation est souvent classiste, validiste, raciste, sexiste, psychophobe, etc.

Contre la déshumanisation, la vulnérabilité

Dans sa série d’essais regroupés en français sous

NOUS SOMMES

TOUTES ET TOUS MUTUELLEMENT VULNÉRABLES.

le titre Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, lea phi- losophe américain·e Judith Butler invite au contraire à percevoir notre vulnérabilité (ce qui

nous rend fragiles, susceptibles de subir des violences et d’être blessé·e·s par au- trui) comme une condition universellement partagée qui offre une opportunité de rapprochement80.

Cela constitue, selon iel, un bon moyen de lutte contre la politique de la haine : si nous pouvons reconnaître que nous sommes toutes et tous, à divers degrés et

  1. Je me base sur les enquêtes effectuées en France par la FédéGN (Fédération nationale du jeu de rôle grandeur nature). https://www.fedegn.org/ressources/etudes-et-publications
  2. Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, éditions Amster- dam, 2005.
sur des choses différentes, vulnérables, alors il devient possible de bâtir sur cette condition commune plutôt que de voir autrui comme adversaire.

*

La mise en récit

L’un des ressorts de la déshumanisation, et notre troisième ingrédient, est la mise en récit (que certain·e·s reconnaîtront peut-être sous le terme anglais narrative). La mise en récit se fait non seulement sur l’agression, mais aussi sur la personne l’ayant commise. Elle consiste à établir, de façon rétrospective, un récit unifié qui permet d’expliquer, de façon logique, les actes commis. Il s’agit là encore d’un processus normal, qui n’est pas le fruit d’une volonté de nuire à la personne mais une défense psychologique. En effet, lorsque nous sommes confronté·e·s à un élément incohérent avec l’image que l’on s’est construite d’un individu (ou de soi- même), nous avons inconsciemment tendance à reconstruire ou réorganiser les sou- venirs afin de « réparer » notre vision81. De nombreuses expériences psychologiques ont démontré l’importance de la suggestion dans la constitution et la reconstruction de souvenirs, et l’égale vivacité des souvenirs réels comparés aux souvenirs construits82.

Prendre le temps de considérer les points de vue de toutes les personnes impli- quées, préférer une approche qui allie reconnaissance des faits et efforts pour comprendre comment ils ont pu se produire, constitue la porte de sortie de cet écueil comportemental. C’est le moyen de refuser la déshumanisation. Fournir un effort d’explication ne signifie pas excuser les faits. Cela permet au contraire de se donner les moyens d’empêcher la répétition des actions préjudiciables, au sein

  1. Voir plus haut, « Dissonance cognitive et récit de soi ».
  2. Voir par exemple Hervé Morin, « Tous les souvenirs sont faux », Le Monde, 2008 (en ligne). https://www.lemonde.fr/planete/article/2008/07/16/metamorphoses-de-la-memoire-3-6-tous-les-souvenirs-sont- faux_1073939_3244.html

du groupe et au-dehors (en effet, l’exclusion peut contribuer à reporter le danger ou l’inconfort suscité par un certain comportement sur d’autres groupes que la per- sonne exclue pourra rejoindre si elle n’a pas été accompagnée dans un travail de remise en question ou de compréhension).

Attention cependant : tout le monde n’a pas toujours la force, la patience ou le re- cul nécessaires pour effectuer ce travail de compréhension, en particulier en étant proche des faits ou des personnes impliquées.

La compétence et le travail émotionnel que cela requiert, et qui incombe souvent aux mêmes rares personnes dans une communauté, pose également de nombreux enjeux de transmission et d’éducation. Nous aurons l’occasion de revenir là-dessus dans la partie pratique, mais il est déjà nécessaire de noter que parfois un tel tra- vail, dont nous aurions tort de sous-estimer la difficulté et le poids psychologique, peut s’avérer impossible à réaliser.

NOTE : conformisme, déshumanisation et mise en récit ne sont évidemment pas l’apanage de la violence intracommunautaire, mais concernent tout type de conflit visant à établir un groupe donné comme vertueux par opposition avec un groupe ou un individu établi comme intrinsèquement nocif ou indésirable. C’est une vio-

lence extra- aussi bien qu’intracommunautaire.

*

– RECONNAÎTRE LES MÉCANISMES SOCIAUX IMPLIQUÉS

es éléments de définition et de cadrage que nous venons de donner sont très généraux, et il peut paraître difficile à ce stade d’identifier précisé- ment la façon dont ils se manifestent. Le tableau peut même sembler très

L

sombre : c’est pourquoi nous allons à présent nous pencher sur des mécanismes so- ciaux impliqués dans les trois « ingrédients », et remettre en contexte leur émergence. Il s’agit de comprendre la fonction de la violence intracommunautaire, ce à quoi elle répond, ses « motifs » (généralement non-conscientisés).

*

Spécificités de la violence intracommunautaire

La violence extracommunautaire, tournée vers l’extérieur, a souvent pour fonction d’affirmer les valeurs du groupe par contraste avec un exogroupe stigmatisé, de créer un « nous » par opposition à « iels », « les autres », « ces gens-là ». La création d’un bouc émissaire, d’un référentiel extérieur sur lequel s’appuyer par contraste, est notamment un ingrédient essentiel des nationalismes d’extrême-droite : la création d’une « nation » unifiée se fait ainsi, non en s’ap- puyant sur des éléments positifs (« nous sommes une nation car nous avons une culture commune »), mais sur des éléments négatifs (« tel groupe n’a pas la même culture et cela menace notre nation »). Cela n’est pas réservé aux groupes structu- rellement dominants (l’extrême-droite a beau se prétendre marginale et se construire une image de martyre, elle est réactionnaire et cherche à (r)établir un fantasme d’hégémonie culturelle, souvent perçu comme un « passé perdu »). La cismisandrie revendiquée par certains groupes féministes ou queer relève du même mécanisme de définition de l’endogroupe par contraste avec un exogroupe vu

comme entièrement « autre » et par essence néfaste ou indésirable. Cette mise en opposition, au cours de laquelle les parties contrastées se retrouvent assignées à des caractéristiques exclusives (par exemple, « les hommes sont violents », sous- entendu : les femmes et minorités de genre ne le sont pas), peut avoir pour consé- quence, en plus de la déshumanisation de l’autre, l’invisibilisation de mécanismes et comportements néfastes au sein même du groupe contrasté – par exemple, en rendant difficile la reconnaissance des violences conjugales ou sexuelles entre femmes cisgenres ou personnes trans, car ces violences, associées au patriarcat, de- viennent difficiles à concevoir quand elles ne sont pas commises par des hommes cisgenres.

Cette tendance à définir le groupe par ses frontières est partagée, à divers degrés, par de nombreuses entités culturelles ou sociales – si ce n’est toutes. Ainsi, les an- thropologues observent que de nombreuses cultures, nations, ethnies… se donnent un nom qui signifie « humain », ou correspond à une qualité (qui définit ainsi le groupe, sa spécificité, dénotant implicitement que les personnes qui n’appar- tiennent pas au groupe ne possèdent pas cette qualité) : « France » vient de l’ethnonyme « Franc », signifiant libre, « Burkina Faso » signifie « pays des per- sonnes intègres », « Inuit » signifie « les personnes », etc. Inversement, le mot

« barbare », en grec ancien, est issu d’une onomatopée qualifiant les personnes et les peuples ne parlant pas grec.

Si les faits de violence intracommunautaire s’appuient pour partie sur des mé- canismes similaires, cherchant à exclure du groupe des personnes qui ne correspondent pas avec son identité idéale, ses ressorts peuvent s’avérer plus complexes. En effet, là où la violence extracommunautaire est souvent totalement arbitraire, résultant d’une absence ou d’une superficialité du contact qui maintient une forte notion d’altérité, la violence intracommunautaire procède directement du contact, plus ou moins resserré, entre des personnes qui partagent un même espace social. Les déferlements de violence intracommunautaire sont issus de ce contact, des frictions, des tensions qui peuvent naître de cette proximité : ils se produisent en réaction à un événement, ou une série d’événements, qui crée un déséquilibre et

culmine dans un basculement conflictuel. Pensez au grain de sable qui, se glissant sous la coquille de l’huître, l’irrite et suscite la production de nacre – quoique la cristallisation conflictuelle mène rarement à créer quelque chose de beau. À l’instar du grain de sable, les causes de la crise sont de prime abord fréquemment imper- ceptibles, y compris du point de vue des personnes qui les génèrent (là encore, nous vous invitons à prendre garde aux différences de culture, de fonctionnement individuel, de neurodiversité, etc.83).

Différencier conflit et agression

Pour autant, nous n’entendons pas défendre les actes préjudiciables. Causer de la douleur, même sans intention, même quand nous pens(i)ons avoir raison ou bien faire, même quand nous ne voy(i)ons pas comment faire autrement, est toujours dommageable : mais reconnaître le mal occasionné n’a rien à voir avec la condamnation morale et sociale des personnes qui en sont à l’origine. Par ailleurs, il peut y avoir de la douleur de part et d’autre, et le déséquilibre peut pro- venir de chaînes de réaction concomitantes à différents déclencheurs invisibles. Ainsi, j’ai pu par exemple entendre dans une discussion entre militant·e·s queer qu’une personne (une femme trans) avait été exclue parce qu’elle avait agressé quelqu’un, bien que « il y ait des agressions mutuelles ». Sarah Schulman affirme qu’il n’y a rien de tel que des agressions mutuelles : si deux personnes se blessent, y compris intentionnellement, y compris à répétition, nous sommes dans le cadre d’un conflit. « Les relations de violence ou d’agression réciproque n’existent pas »84, écrit-elle.

Savoir identifier s’il s’agit d’un conflit ou d’une agression est crucial, car les réponses ne sont pas les mêmes. Dans un contexte d’agression, l’urgence est de mettre fin à la situation, de mettre les personnes en sécurité. Au contraire, un conflit implique de rester, de confronter. Du reste, il peut être utile de faire la diffé – rence entre confronter et affronter : un conflit n’est pas un affrontement, on n’est

  1. Voir dans ce livre Partie II, II, « Calibrer nos attentes. ».
  2. Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021., p. 53.

pas « front à front » à pousser l’un·e contre l’autre : c’est une confrontation, on est ensemble sur le front85. Il y a une notion de réciprocité et de collaboration dans un conflit, dont sont dépourvus tout autant l’agression que l’affrontement sté- rile entre des adversaires. En rééditant ce livre, j’ai songé à changer le titre, m’étant senti·e visé·e par la critique de l’usage constant du terme de « gestion » ou

« gérer » dans quelque émission France Culture dont j’ai perdu le nom ou le thème. Parmi les titres pressentis, il y avait « Prendre soin de nos conflits ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, quoique subtilement, en filigranes – sans doute gagnerais-je à écrire un autre texte, plus court espérons-le, pour plaider la cause du conflit et du soin à lui apporter – : nous devons traiter le conflit comme une opportunité de grandir, et ainsi se garder de l’assimiler à une agression.

Schulman poursuit :

La différence entre un conflit et une agression s’illustre par la différence entre une

lutte de pouvoir et le fait d’avoir du pouvoir sur quelqu’un.86

Cette notion de lutte de pouvoir est cruciale dans la perception des conflits, car il en découle la nécessité d’un rapport de force. Nous reviendrons là-dessus plus avant : simplement, à l’image d’un conflit social ou syndical, l’établissement d’un rapport de force est nécessaire à mener un conflit, en particulier lorsque celui- ci concerne les normes et les usages d’un groupe donné.

Notons que j’ai de nombreux désaccords avec ce qu’écrit Schulman dans Le Conflit n’est pas une agression. En particulier, son traitement des violences psy- chologiques comme n’étant pas vraiment, ou pas autant, des violences que la violence physique, est tout à fait critiquable. Le caractère unilatéral de l’agression, et celui bilatéral du conflit, me paraissent également ignorer un certain nombre de

  1. J’ai rédigé cet argumentaire en m’appuyant sur mes intuitions de latiniste de bas étage, mais, ayant vérifié l’éty – mologie, j’ai eu la surprise de constater que la définition de « confronter » qui apparaît en premier dans le Wik- tionnaire est plus à propos encore : « Mettre des personnes en présence les unes des autres, pour voir si elles conviendront d’un fait dont il s’agit. ». Je n’aurais pas écrit autre chose si j’avais voulu me montrer prosélyte du conflit ! (Wiktionnaire, « confronter », consulté le 01/03/23)

86 Ibid., p. 54.

« zones d’ombre » – dont, en vérité, je ne trouve pas crucial de décider de la na- ture : j’invite à traiter les crises du point de vue de la reconnaissance de la blessure plutôt que l’agression, car l’énergie passée à débattre de s’il s’agit ou non d’une agression me paraît souvent futile au regard de la nécessité du soin.

Nul·le n’est une île : les blessures, et leur(s) cause(s)

En outre, nous devons nous rendre capables de reconnaître lorsque la blessure est antérieure au déclencheur ponctuel : par exemple, nous ne pouvons pas re- procher à une personne qui annule un rendez-vous pour raisons de santé de nous avoir abandonné·e, et ce même si cela nous a fait nous sentir terriblement mal – notre douleur existe, mais elle s’appuie sur un faisceau d’expériences d’abandon précédentes, pas sur cette occurrence spécifique et légitime. Nous ne pouvons par ailleurs jamais exiger d’excuses : parce que l’existence de la blessure n’implique pas nécessairement l’existence d’une action blessante, que des excuses extorquées n’ont guère de valeur, et aussi, prosaïquement… Parce que rien n’oblige la per- sonne à nous les donner87. Dans cet exemple, cependant, du point de vue de la personne qui annule, ne pas être « cause première » du sentiment d’abandon n’empêche pas de faire preuve de compassion et de soin : certes, le sentiment d’abandon que notre partenaire ressent après que nous avons annulé un date est probablement excessif, mais ne vaut-il pas mieux prendre les devants (en rassurant activement la personne ou lui proposant un nouveau rendez-vous proche) que la laisser s’inquiéter ? Reconnaître la souffrance d’autrui peut se faire sans senti- ment de culpabilité, avec amitié, bienveillance et acceptation. C’est une leçon que les personnes pratiquant le polyamour ou l’anarchie relationnelle en viennent à apprendre – à moins de sombrer dans une conception libérale des relations amou- reuses, qui voudrait que chaque partenaire soit une île, indépendante, autosuffisante et responsable uniquement de ses propres émotions. En effet, lors-

  1. L’obtention d’excuses peut, lorsque cela apparaît nécessaire, être une condition de la reprise du lien, de la répa- ration : cependant, elle ne peut pas être un préalable. « Je refuse de te parler tant que tu ne m’auras pas présenté tes excuses » est une exigence qui met la charrue avant les bœufs, ou en l’occurrence la réparation avant la confrontation ; mais si l’étape de la confrontation est atteinte et menée, les récits ayant pu atteindre un semblant de cohérence réciproque, demander et accorder des excuses peut être un puissant vecteur de réparation.

qu’on entretient plusieurs relations sur le spectre amoureux, il devient crucial de naviguer le fait que certes, je ne suis pas coupable des émotions négatives de mes partenaires lorsque j’en fréquente d’autres, mais que leur demander de gérer seul·e·s leur jalousie ou leur insécurité est irresponsable. Faire société, être en re- lation avec des gens implique de leur accorder de la considération, même lorsque ce qu’ils vivent n’est pas (ou indirectement) de notre fait.

Il est par ailleurs crucial de reconnaître le droit des personnes qui commettent des actions ayant des conséquences néfastes à faire des erreurs et à évoluer, mais aussi comprendre que parfois, l’action ayant eu des conséquences négatives était subjec- tivement la seule possible à l’instant donné. Ainsi, si une personne en proie à une crise de panique pousse violemment une personne qui lui arrivait par-derrière et que celle-ci se blesse, il est évident que la personne en crise a fait une « mauvaise » action, dont les conséquences sont négatives et qui n’était pas justifiée : pour au- tant, la personne qui a poussé n’avait pas l’intention de nuire et a agi dans un réflexe de protection, déclenché par une spécificité de fonctionnement/un état d’hyperactivation traumatique/autre. Dans cette situation, qui « devrait » s’excu- ser ? C’est seulement en sortant de l’injonction à déterminer une culpabilité que l’on peut s’en démêler : « je suis désolé·e de t’avoir poussé·e », « je suis désolé·e de t’avoir fait peur ». Aucune des deux personnes n’est coupable. C’était un acci- dent, une incompréhension, une action réflexe et involontaire produite par des conditions extérieures. Même si ses conséquences sont regrettables, voire drama- tiques, blâmer l’une ou l’autre des personnes serait futile et contre-productif.

C’est ce que la notion de « trigger » aurait pu nous apprendre : le terme an- glais « trigger », passé en français, désigne un phénomène « déclencheur » qui suscite une émotion intense ancrée dans des traumas passés. Ce concept semble pouvoir servir à répartir la responsabilité de l’émotion, qui ne repose pas simple- ment sur l’élément déclencheur mais sur l’histoire passée : le vocabulaire et la compréhension du trigger, de la réactivation, pourraient être extraordinairement utiles dans la gestion de conflits, parce qu’ils nous permettent de saisir comment on est affecté par une situation et d’identifier les signes qui font qu’on n’est pas en

capacité d’y répondre adéquatement. Ça pourrait nous permettre, par exemple, d’identifier quand notre système nerveux assimile la personne en face à une situa- tion qui nous a fait du mal.

Aussi pourrait-on dire : « je me sens trigger, je préfère arrêter là cette conversation pour le moment » ; « Mélanie me rappelle mon ex qui m’a blessée, je sais que ça n’est pas la même personne mais je préfère ne pas faire partie de la même équipe qu’elle pour l’instant » ; « quand tu me dis que tu es contre la police, ça me met en colère parce que j’aurais aimé que quelqu’un appelle les flics quand j’étais battu par mon parent violent étant enfant » (ici, je paraphrase Sarah Schulman, en parti- culier dans son chapitre traitant du rôle de l’État dans l’escalade des conflits88) ; etc. Nous pourrions utiliser ce savoir, cet éveil à soi, pour mieux appréhender les conflits interpersonnels et politiques, les émotions qui nous animent, les contradic- tions qui nous traversent. La réactivation pourrait être vue comme ce qu’elle est, c’est-à-dire une circonstance d’aggravation qui n’est pas liée à la situation présente, mais prend racine dans des situations passées.

Malheureusement, il me semble au contraire que le terme « trigger » est utilisé pour renforcer le poids de la faute sur la partie ayant agi comme élément déclen- cheur : quand je dis « Baptiste me trigger », je rends Baptiste responsable de mon émotion. Au lieu de reconnaître que l’autre n’est qu’une des causes qui font que je me sens mal à l’instant t, j’agis en somme comme si l’existence de causes exté- rieures préalables – les traumas réactivés – rendait l’autre d’autant plus responsable de mes émotions.89

Contre l’absolu moral

Il est également crucial de reconnaître que des désaccords peuvent exister dans la perception des faits, et de faire la part des choses chaque fois qu’il est possible entre conflit, agression, accident et négligence. Ayant soulevé ce dernier point lors

  1. Ibid., « Se défaire de l’intime : l’État et la production de la violence », pp. 51-75.
  2. Ces trois paragraphes sont tirés ou adaptés de ma « Lettre #01 : Note sur le mot « trigger » », LARP in Progress, 2023. http://larpinprogress.com/fr/mgc/lettre01.html

d’une discussion collective dans un cadre militant, j’ai fait face à des réactions dé- fensives : la négligence n’est pas une excuse, et la possibilité d’être négligent·e est un privilège. C’est vrai : ne pas se rendre compte que marcher à quelques pas seulement derrière une femme dans une rue déserte, lorsqu’on est perçu·e comme un homme, est la marque d’un privilège – n’ayant pas l’habitude de craindre être agressé·e (ou l’être), la personne agissant ainsi a un comportement négligent, de nature à susciter de la menace et de la peur. Pour autant, il me semble important de ne pas tout à fait écarter la notion d’intentionnalité des actions, et garder à l’esprit

  • comme nous le faisons pour l’intersectionnalité des oppressions – que des posi- tions sociales différentes induisent des perceptions différentes et des potentiels de nuisance involontaire différents. À l’échelle mondiale, par ailleurs, nos vies d’Eu- ropéen·ne·s, même d’extrême gauche, sont responsables de bien des blessures par négligence…

Concernant les désaccords au sein des groupes, Starhawk observe :

Notre culture se complaît dans la mise en scène du conflit entre le bien et le mal. Mais dans les groupes collaboratifs, nous nous trouvons souvent en porte-à-faux non avec des gens qui agissent mal, mais avec des gens qui ont une vision différente de ce qu’est le « bien ».90

LA PERCEPTION DU

« BIEN » NE DEVRAIT PAS ÊTRE AU CENTRE DE LA FAÇON DONT NOUS GÉRONS LES CRISES.

Cependant, la perception du « bien », même de « biens » alternatifs, ne devrait pas être au centre de la façon dont nous gérons les crises qui agitent le groupe. Même des personnes ayant commis des ac- tions véritablement graves ont le droit

d’être défendues, ce qui ne revient pas à nier leurs actes, les minimiser ou renver- ser l’accusation. Même des personnes les ayant commises en conscience : c’est en cela que les approches transformatrices et restauratives sont sans doute les plus ra- dicales, puisqu’elles considèrent qu’aucune violence préalable ne légitime une

  1. Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021, p. 56.

violence rétributive. Il est important également que nous puissions reconnaître leur droit à prendre la parole, pour se défendre ou s’expliquer, bien que cette parole soit, comme les autres, sujette à caution et à remise en question.

Il est possible de défendre des personnes, au nom d’une condition humaine partagée et inaliénable, sans défendre des actes. Ce que nous voulons, c’est avant tout permettre aux individus et aux groupes de rendre compte de leurs ac- tions mutuelles et d’en assumer librement la responsabilité chaque fois que cela est justifié, dans des conditions favorables à ce que tout le monde aille de l’avant.

*

L’élément perturbateur

À la racine des situations de crise communautaire, il y a un acte ou un comporte- ment qui introduit une rupture dans l’harmonie du groupe. Ça peut être aussi anodin qu’une blague déplacée, un partage sur Facebook ou une accumulation de petites choses (comme couper fréquemment la parole), ou aussi grave qu’une agression sexuelle ; en GN, en ligne ou ailleurs ; par mégarde ou intentionnelle- ment ; de façon publique ou privée ; avec ou sans témoins ;, etc. Dans tous les cas, comme l’élément perturbateur d’un récit fictionnel, cet événement, ou série de mi- cro-événements, crée un déséquilibre dans la situation du groupe au sein duquel il se produit et suscite un besoin de réactions, qui s’enchaînent jusqu’à parvenir à un nouvel état de stabilité (narrativement, la résolution). Parfois, la transformation s’effectue d’un coup, dès la manifestation de l’élément perturbateur ; d’autres fois, la cristallisation est lente, progressive, jusqu’à arriver à un point de rupture. Sou- vent, une crise se manifeste en réaction à « une goutte d’eau qui fait déborder le vase », un événement qui semble peu important mais, s’ajoutant à une série d’évé- nements similaires, a un effet déclencheur.

Progressive ou soudaine, la crise marque une rupture dans la vie du groupe. Nous avons tâché ici de reproduire de façon schématique certains des comportements et réactions répandues : cependant, il ne s’agit que d’une trame purement empirique, qui ne saurait décrire la totalité des situations de violence communautaire ni être érigée en modèle.

D’abord, l’événement (ou série d’événements) qui crée le choc suscite souvent un besoin, pour les personnes victimes ou témoins, d’en parler : c’est ainsi que l’évé- nement prend de l’ampleur en sous-main, touchant de plus en plus de personnes de façon privée. Cette phase de parole peut intervenir immédiatement après l’événe- ment, tout comme elle peut survenir plusieurs années après. À ce stade, cependant, l’événement n’est pas toujours public, ni ne le sont ses conséquences : la crise qui ne manquera pas d’émerger est souvent dormante (bien qu’elle puisse, dans cer- tains cas, éclater sans attendre). Ironiquement, il peut sembler que plus l’événement est grave, plus longtemps il demeurera dormant (les agressions sexuelles et viols, notamment, génèrent fréquemment des sentiments de honte et une peur des représailles qui dissuadent de parler), tandis que les événements les plus anodins (usages « inappropriés » du langage, tweets « problématiques »…) génèrent une réaction immédiate, a fortiori s’ils sont publics (tandis que, là encore, un comportement harcelant en public par exemple est peu susceptible de générer une réaction vive de la part des témoins).

Une des caractéristiques de ce stade précoce de crise communautaire est que la personne, ou le groupe de personnes, qui a commis l’acte perturbateur n’est généralement pas au courant de l’effet produit chez les personnes qui en ont été témoins ou victimes. La personne incriminée devient, à son insu, un sujet de conversation récurrent, contribuant à construire et répandre des visions de plus en plus inadéquates de l’événement initial et des personnes impliquées.

ATTENTION : ceci n’est qu’une trame générale, simplifiée. En réalité, les situa- tions peuvent prendre de nombreuses formes différentes : avec ou sans moment

« dormant », impliquant des groupes pérennes (associations…) ou ponctuels (par-

ticipant·e·s à un GN), etc. Les rancœurs et inimitiés pré-existantes sont également des éléments aggravants qui participent à donner forme à la crise.

*

Il faut également noter que beaucoup d’incidents mineurs sont issus d’une diffé- rence culturelle entre les personnes fautives et le reste du groupe, de sorte que les personnes coupables de l’élément perturbateur n’ont souvent pas les clés pour comprendre en quoi leur comportement peut être problématique. Ces disparités peuvent prendre racine dans la socialisation primaire des individus ou celle du groupe, dans la variété des fonctionnements cognitifs, la familiarité ou non-fami- liarité… En effet, les usages implicites et les connaissances spécifiques mobilisées dans un espace social n’ont rien d’évident et peuvent être ignorées, notamment par des personnes étrangères, nouvellement arrivées ou évoluant en périphérie de la

« communauté ». Cela s’applique avec d’autant plus d’acuité aux milieux directe- ment militants, où la maîtrise du langage est un enjeu de pouvoir fort. À travers la discussion et la fréquentation continue de certains cercles sociaux, nous acquérons des connaissances, mais tout le monde n’arrive pas avec le même bagage : une per- sonne entrée en gare C ignorera à quoi ressemblent les gares A et B, et arrivera pourtant à la même destination que les autres. Dans la partie pratique de ce guide, nous proposerons des outils pour faciliter l’adaptation des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s et encourager les personnes à cohabiter en bonne intelligence sans ignorer leurs différences.

*

L’évitement

Il peut être très difficile de confronter une personne avec qui nous avons un diffé- rend. Cela peut engendrer des comportements d’évitement ou de

contournement, comme larguer un·e partenaire par texto, arrêter de répondre aux messages d’une personne qui nous ennuie, ou même répondre « non non, ça va » quand quelqu’un qui nous a vexé·e dans une conversation demande si quelque chose ne va pas. Voyant à quel point il est difficile d’adopter une attitude frontale dans les relations ordinaires qui pavent notre quotidien, il n’est guère étonnant que nous ayons souvent recours à des mécanismes analogues lorsque nous sommes vic- times ou témoins d’un affront, d’une agression, ou ressentons du choc ou du malaise. Cependant, l’évitement est un des mécanismes clé qui contribuent à envenimer une situation91.

Lorsque nous ressentons des émotions négatives (que ce soit la colère, la détresse, la honte…), il peut être très difficile d’en parler, de sorte que les faits subis peuvent rester secrets pendant des semaines, voire des années. Cela peut être très doulou- reux, et nous avons besoin de communautés qui peuvent soutenir cette parole.

Toutefois, il peut arriver qu’au contraire, le besoin de parler suscite une multiplica- tion des interlocutaires de seconde main. En faisant cela, nous propageons de proche en proche des avis et des points de vue sur les actes répréhensibles et la per- sonne qui les a commis, et contribuons sans le vouloir à des phénomènes qui peuvent aller de la « simple » rumeur à la condamnation collective (phénomènes qui déclencheront par la suite la crise tant redoutée). Cela peut en outre avoir pour conséquence la création d’une véritable chambre d’écho, où les opinions plus ou moins distantes sur la personne incriminée s’auto-alimentent jusqu’à créer, par la mise en récit qui s’effectue de façon totalement indépendante de la personne dont il est question, la version déshumanisée sur laquelle il est désormais possible de lais- ser déferler les émotions négatives que nous tentions jusque-là de contenir. Un cercle vicieux, donc… Dont il n’est, nous en conviendrons, pas facile de sortir.

  1. En relisant, je ne peux m’empêcher de me sentir visé·e par ce paragraphe. Et ce pour deux raisons : à la fois parce que les expériences répétées d’exclusion m’ont fait développer des comportements évitants et parce que je me sais être – ou avoir été – souvent trop confrontationnel·le. En effet, même si l’évitement est effectivement néfaste, certains soucis notamment mineurs (comme un sentiment d’agacement ou d’indignation) valent sans doute mieux qu’on remette une confrontation éventuelle à plus tard, afin de laisser « refroidir » et aborder la si- tuation à tête reposée (au lieu de monter en épingle quelque chose qui peut-être nécessitait simplement huit heures de sommeil et un chocolat chaud).

Les émotions sont réelles, et le besoin de parler, parfaitement légitime. Quant à l’évitement, s’il peut avoir des conséquences néfastes, il peut aussi être, notam- ment dans le cas d’agressions à caractère sexuel ou de harcèlement, une étape importante pour le rétablissement psychologique de la personne victime. De fait, tout le monde n’a pas les mêmes besoins, et tenter de rigidifier ces processus n’au- rait pas de sens. Aussi réfléchirons-nous par la suite aux moyens de mettre en place des stratégies de soutien des personnes touchées par les actes répréhensibles et de prise en compte des personnes qui les ont commises. Cela peut dans certains cas passer par la mise à l’écart raisonnée de celles-ci, lorsque la protection des per- sonnes victimes l’impose : néanmoins, l’exclusion illimitée et imposée sans dialogue n’est jamais une solution acceptable (ni même fonctionnelle).

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La crise

La crise intervient lorsque la pression accumulée fait sauter le couvercle, comme une cocotte-minute sans soupape. Insultes, condamnations, essentialisation de la personne incriminée, tout y passe : qu’importe la gravité initiale des faits concernés, la crise monte rapidement en intensité dramatique et est désormais invulnérable à toute tentative de « calmer le jeu ». La totalité des membres de la communauté se voit alors imposer, implicitement ou explicitement, de prendre par- ti, au risque d’être mis dans le même panier que « l’agressaire » ainsi constitué·e. La YouTubeuse américaine Natalie Wynn (ContraPoints), victime d’un pareil effet, dénonce ainsi la « cancel culture », littéralement « culture de l’annulation », par lesquelles les communautés en ligne appellent au boycott de personnalités pu- bliques tombées en disgrâce. Elle dénonce, en particulier, la façon dont ses ami·e·s ont fait l’objet de menaces s’iels ne prenaient pas position contre elle : pour citer l’un des nombreux tweets incendiaires publiés durant cette crise, « la ligne dans le

sable a été tracée : de quel côté vous situez-vous ? »92. J’ai pris l’habitude de nom- mer ce phénomène « déshonneur par association », je ne sais trop pourquoi ; j’ai l’impression que je le tire d’une adaptation spontanée de notions utilisées par Abi- gail Thorn de Philosophy Tube dans une vidéo traitant des relations parasociales93 (relations dont la structure, il me semble, n’est pas étrangère à ce qui se produit lorsque nous exigeons d’autres militant·e·s qu’iels se comportent de la façon dont on voudrait qu’iels le fassent, en particulier lorsque ces personnes sont vues comme « ayant du pouvoir » – comprendre, des responsabilités, un certain capital social, une visibilité militante, etc.). Néanmoins, j’ai appris récemment en lisant Pour elles toutes. Femmes contre la prison qu’un autre terme, forgé par le socio- logue Erving Goffman, existe : « stigmate par contagion »94. Plus large, il désigne la façon dont les proches d’une personne stigmatisée (par exemple, parce que pri- sonnière ou souffrant d’un trouble psychique) se retrouvent à leur tour mis à l’écart et caractérisés négativement.

LA POLARISATION DU CONFLIT EMPÊCHE SA

RÉSOLUTION.

Une fois ladite ligne tracée, la situation est sus- ceptible de devenir véritablement dangereuse, en suscitant une polarisation parfois irrépa- rable. Elle n’est pas seulement dangereuse pour

la personne accusée, mais également pour les personnes accusatrices, et fréquem- ment pour les personnes initialement victimes : en effet, il est possible que la personne incriminée, atteinte dans son ego, ses croyances ou son entourage, ré- agisse violemment, et appelle à son tour à la haine contre les personnes qui l’ont dénoncée – ou que « la communauté » prenne sur elle de se livrer à du harcèle- ment, même lorsque les personnes impliquées directement ne le souhaitent pas.

  1. Natalie Wynn, « Canceling », ContraPoints, YouTube, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=OjMPJVmXxV8 (sous-titres français disponibles)
  2. Abigail Thorn, « Artists and Fandom », PhilosophyTube, YouTube, 2021. https://www.youtube.com/watch?v=3IG0Y63LkDM (sous-titres français disponibles)
  3. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, 1975 [1963], cité dans Gwe- nola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019, p. 127.

Nous aurions d’ailleurs tort de considérer que les personnes blessées par un acte ré- préhensible soient toujours les premières à le dénoncer, ou même à tenir des propos violents envers la personne qu’elles accusent. Bien souvent, ce sont des personnes proches ou témoins qui lancent l’alerte, parfois sans que la personne victime soit au courant ni consentante. Nous verrons dans la partie « Outils » comment les dé- nonciations publiques peuvent exposer les victimes d’agressions à une grande violence, et comment et pourquoi y procéder95.

Le #Gamergate, une campagne misogyne et anti-féministe de harcèlement menée en 2014 par certaines fractions de la communauté vidéoludique envers des femmes influentes, comme la journaliste et critique de jeux vidéos canadienne Anita Sar- keesian, fait tristement office de cas d’école96. À l’inverse, le mouvement #MeToo en 2017 a provoqué un véritable électrochoc, manifestant l’ampleur du phénomène des violences sexuelles et sexistes envers les femmes et les minorités sexuelles et de genre. S’appuyant sur les luttes de féministes noires américaines, il a cepen- dant fallu attendre qu’une actrice italienne-américaine célèbre se réclame du

#MeToo pour que les témoignages soient entendus97 – démontrant une fois de plus les drastiques différences de traitement qui existent entre les personnes, qu’elles soient présumées victimes ou accusées. Là où le #Gamergate était une ten- tative de réduction au silence, le #MeToo, parce qu’il a été largement soutenu par des personnes au poids social suffisant, a servi à libérer et amplifier la parole des personnes qui en étaient dépourvues.

Comment, alors, faire la différence entre une alerte légitime et une campagne de harcèlement ? Difficile à dire : s’il est vrai que les personnes en situation de pou- voir – comme les journalistes qui ont orchestré le #Gamergate ou les hommes influents dénoncés par le #MeToo – sont plus susceptibles de perpétrer une vio-

  1. Voir dans ce livre, Partie II « Lancer l’alerte : quand, comment, pourquoi ».
  2. Ian Danskin, « Why Are You So Angry ? Part I : A Short Story of Anita Sarkeesian », Innuendo Studios, You- Tube, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=6y8XgGhXkTQ (sous-titres français disponibles)
  3. Carolin Heldman, « The Origins of the #MeToo Movement », LAProgressive, 2017. https://www.laprogressive.com/gender-discrimination/metoo-movement-origins

lence destructrice, les rapports de pouvoir ne sont pas toujours faciles à percevoir ni à démêler98. Natalie Wynn, une femme transgenre, met en garde dans la vidéo ci- tée précédemment contre la perception que nous avons des personnalités publiques et de leur « pouvoir », rappelant que le harcèlement de masse peut avoir des effets dramatiques, même sur les personnes que nous percevons comme puissantes. Les- victimes de harcèlement sont par exemple fortement exposées à l’anxiété, les attaques de panique, la dépression et jusqu’au suicide99. Garder à l’esprit l’hu- manité de l’autre, même lorsqu’iel nous a blessé·e, est essentiel.

*

Hélas, la reconnaissance de cette humanité n’est pas toujours réciproque. Nous avons le pouvoir de travailler sur notre comportement, mais comment s’assurer de celui des autres ? À mon sens, nous avons besoin d’un véritable changement de pa- radigme, afin que les dénonciations puissent être entendues, prises au sérieux, et traitées comme légitimes et nécessaires à la santé du groupe, et non comme des déclarations de « guerre ». Dans un récent billet de blog, je partageais ainsi comment le « call-out » que j’avais publié afin de dénoncer et décrypter des com- portements manipulateurs de la part d’une organisatrice de GN avait été détourné de toutes parts, perdant la nuance initiale et finissant par se retourner contre moi, faute d’avoir voulu rentrer dans la logique de polarisation et d’escalade. Je concluais :

Une culture dans laquelle toute critique vaut schisme et dans laquelle défendre une personne implique de déshumaniser l’autre personne est mortifère.

  1. Le livre/brochure Paillettes Toxiques et Sérum Phy. Des pistes pour repérer des dynamiques de pouvoir dans nos relations (pas cis hétéro) offre de nombreuses perspectives et outils d’analyse pour comprendre comment des rapports de pouvoir se manifestent y compris au sein des relations interpersonnelles entre personnes minori – sées. https://archive.org/details/paillettes-toxiques-et-serum-phy
  2. Voir par exemple, sur le harcèlement en ligne, Francesca Stevens, Jason R.C. Nurse, and Budi Arief, « Cyber Stalking, Cyber Harassment, and Adult Mental Health: A Systematic Review », in Cyberpsychology, Behavior, and Social Networking, 2021. https://www.liebertpub.com/doi/full/10.1089/cyber.2020.0253

Quand une personne victime d’agression ou autre comportement nocif dénonce, elle s’expose à : 1) la déshumanisation de son agressaire 2) sa propre déshumanisation.

Quand une personne est accusée d’une agression qu’elle a commise, elle n’a le choix qu’entre 1) accepter sa propre déshumanisation 2) rejeter sa culpabilité et déshumani- ser la personne victime.

Quand une personne est accusée d’une agression qu’elle n’a pas commise, elle n’a pas de choix. Parce que clamer son innocence ne sera pas entendu par les personnes qui la déshumanisent et sera utilisé par les personnes qui la croient pour déshumani- ser la victime en retour (que celle-ci accuse « honnêtement » ou pas n’est pas la question). Et les personnes « bienveillantes » qui voudront bien ne pas l’exclure complètement exigeront d’elle qu’elle reconnaisse les faits, même si elle n’a pas commis les faits en question.100

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  1. Il s’agit bien entendu de mon point de vue. Je détaille cependant les conséquences que j’ai subies, avec lien vers l’article initial, dans ce billet : Axiel Cazeneuve, « La fois où j’ai call-out », LARP in Progress, 2022. http://larpinprogress.com/fr/blog/callout.html
– DÉNONCIATION PUBLIQUE ET « MARCHE MANQUANTE »

« Perte et vulnérabilité viennent de ce que nous sommes des corps socialement constitués, attachés aux autres, menacés de perdre ces attachements, exposés aux autres, menacés de violence du fait de cette exposition ».

Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11

septembre 2001, éditions Amsterdam, 2005, p. 46.

*

U

n des principaux leviers qui mènent à la dénonciation publique d’un comportement est l’accumulation. Imaginons : une connaissance, après quelques verres, vous fait une proposition déplacée. Vous la regardez

d’un air bizarre, déclinez, et rejoignez une autre conversation. Maintenant, imagi- nons qu’un mois plus tard, vous vous trouviez à nouveau dans une soirée avec cette personne et qu’elle tente de se coller à vous sur la piste de danse : vous la re- poussez immédiatement et demandez l’aide d’une personne proche. Une semaine plus tard, vous observez le même individu avoir un comportement similaire envers quelqu’un d’autre. C’en est trop : vous écrivez un long texto à votre ami commun expliquant que cette personne a un comportement inacceptable, qu’elle est dange- reuse et qu’il est hors de question que vous vous rendiez à des événements où elle se trouve à l’avenir. L’ami commun minimise vos propos et prend le parti de la per- sonne que vous dénoncez, et vous ne voyez d’autre recours que de procéder à une dénonciation publique, sur un réseau social par exemple. Cette dernière étape est ce qu’on appelle communément un « call-out ».

Cet exemple fictif correspond au phénomène de « marche manquante », une métaphore qui décrit les individus dont tout le monde, dans une communauté, connaît les comportements problématiques, mais qu’on se contente d’éviter au

lieu de confronter. Ainsi, comme la marche cassée de l’escalier familial, les per- sonnes qui l’empruntent de tout temps l’évitent sans même y penser, mais un·e nouvel·le arrivant·e trébuchera immanquablement, au risque, peut-être, d’être blessé·e gravement.

Confronter les marches manquantes est nécessaire : sans cela, il ne peut y avoir de reconnaissance du comportement problématique, donc de résolution, et les inci- dents continueront de s’accumuler, parfois jusqu’à des conséquences très graves. Néanmoins, la dénonciation publique, parce qu’elle suscite des prises de position immédiates, publiques et polarisées, n’est que très rarement en mesure de mener à un changement de comportement ou à une amélioration de la prise en charge des comportements inadéquats dans une communauté. Au contraire, le call-out peut aussi être un outil de harcèlement et de violence intracommunautaire : c’est pourquoi il s’agit de comprendre précisément quels en sont les mécanismes, et quelles alternatives s’offrent à nous.

*

Caractériser une « marche manquante »

Tout individu dont le comportement pose problème ne peut pas être caractérisé de marche manquante : seule la répétition caractérisée d’actes, entrecoupée de mises en garde sans effet, établit avec

CONFRONTER LES MARCHES MANQUANTES EST NÉCESSAIRE. ENCORE FAUT-IL LES IDENTIFIER.

certitude que la personne est consciente de son comportement nocif et n’a pas pour autant l’intention de l’interrompre. Et encore : de nombreux biais (psychophobes, classistes, validistes…) peuvent colorer notre vision d’un comportement et nous inciter à réagir d’une manière inadaptée à la situation.

C’est pour faire face aux situations où un comportement abusif répété est clai- rement établi que les stratégies d’exclusion et de dénonciation publique ont été développées, et ont pu même démontrer une certaine efficacité ponctuelle : seule la publicisation des témoignages d’une vingtaine de femmes victimes d’agressions sexuelles et de viols par l’ex-présentateur du journal de 20 heures de TF1 Patrick Poivre d’Arvor a permis d’inquiéter l’accusé en suscitant la levée de la prescription concernant certains faits reprochés. Dans ce genre de situations, où un différentiel de pouvoir écrasant existe et où d’autres actions n’ont pu avoir d’effets

– « PPDA » ripostant par ailleurs à toute tentative de plainte auprès de la justice d’État par une plainte en diffamation, coûteuse en temps et en argent pour les vic- times qui ne disposent pas des mêmes ressources que l’ex-présentateur –, un call- out peut être un mode d’action efficace101.

Cependant, par mimétisme ou analogie, ces stratégies extrêmes – dont, sans les dé- fendre, nous comprenons qu’elles aient pu être déployées dans des cas où les personnes impliquées n’avaient ou ne voyaient pas d’autres possibilités – ont sou- vent été reproduites, voire généralisées, avec les effets délétères que nous tâchons d’exposer au travers de ce guide.

Caractériser une « marche manquante » est possible, selon les critères mentionnés (répétition d’actes répréhensibles en dépit des avertissements). Mais, même s’il nous est possible d’affirmer avec certitude qu’un membre de notre communauté correspond à cette description, nous sommes confronté·e·s à de nouveaux obs- tacles, qui doivent nous inciter à ne pas recourir à la dénonciation publique ou l’exclusion.

Vulnérabilité à l’exclusion

Le premier d’entre eux, peut-être le plus important, est la vulnérabilité de la per- sonne à l’exclusion. En effet, beaucoup de « marches manquantes » (comme a pu l’être Harvey Weinstein dont la dénonciation a propulsé le mouvement #MeToo) le

  1. Voir le dossier Mediapart « L’affaire PPDA », mis à jour le 11 mai 2022. https://www.mediapart.fr/journal/france/dossier/l-affaire-ppda

demeurent par voie de réputation : c’est-à-dire qu’elles sont protégées par leur sta- tut social (célébrité, richesse, pouvoir, etc.).

Or, le système de domination qui rend

difficile la dénonciation de comporte- ments émanant de personnes « en vue » génère, dans le même temps, un grand risque pour les personnes victimes d’être

LES CALL-OUTS SONT

SURTOUT « EFFICACES » SUR LES PERSONNES LES PLUS VULNÉRABLES.

dénigrées, exposées, harcelées, menacées, etc. si elles parlent : la journaliste fé- ministe Lauren Bastide, au micro de Victoire Tuaillon dans une série de podcasts récente intitulée « Nous faire justice », raconte ce que subissent les personnes ayant pris la parole publiquement pour dénoncer les actions d’hommes célèbres. L’affaire PPDA, qui rassemble plus d’une vingtaine de victimes, est particulière- ment éloquente. Bastide et Tuaillon invitent, dans ce premier épisode, à questionner l’efficacité des démarches judiciaires, les effets délétères de l’implica- tion des médias et la revictimation auxquelles sont exposées les personnes qui dénoncent102, mais également l’impact des discriminations et du statut sur les per- sonnes accusées. En effet, les mêmes mécanismes contribuent à condamner de façon plus hâtive et expéditive les personnes les plus vulnérables. Cela est vrai dans un contexte judiciaire, où les personnes non-blanches font l’objet de contrôles policiers bien plus nombreux que les personnes blanches par exemple, ce qui leur fait évidemment courir davantage de risques d’être interpelées et poursuivies. C’est également vrai dans nos communautés, de façon plus retorse parce que nous n’avons pas toujours conscience des lieux où se situent effectivement les rapports de pouvoir et les discriminations.

Imaginons une situation simple : Monsieur X., appelons-le Xavi, est un des organi- sateurs principaux d’un festival qui accueille chaque année plusieurs centaines de personnes depuis dix ans. Son travail est apprécié et reconnu dans la communauté, auprès de laquelle il jouit d’une certaine renommée. Cependant, la trésorière de

  1. Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table: Nous faire justice #01 | Comprendre », avec Lauren Bastide, 2023. https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/01-comprendre

l’association, Yolanda, remarque certaines irrégularités dans les comptes des deux dernières années : il semblerait que Xavi ait fait rembourser des notes de frais un peu louches, comme des pleins d’essence complets pour de petits trajets ou des ti- ckets de péage en double. Yolanda confronte Xavi, qui nie d’être à l’origine de ces irrégularités. Elle décide alors d’en faire part au conseil d’administration de l’asso- ciation. Celui-ci ne sait pas trop comment se positionner : il s’agit de quelques dizaines d’euros sur un budget de plusieurs milliers, et puis, Xavi a vraiment fait du super taf depuis qu’il est dans l’organisation. Rien ne dit que ces problèmes de trésorerie soient volontaires, d’ailleurs. Yolanda finit par céder et accepte de ne pas révéler cette affaire, mais elle démissionne du poste de trésorière pour ne pas conti- nuer à couvrir des faits délictueux.

À présent, imaginons ce qui se passerait si Xavi était un jeune organisateur, très in- vesti mais seulement depuis quelques mois. Le CA ne lui laisserait probablement pas le bénéfice du doute, et le problème serait sans doute réglé en l’écartant de l’organisation. Dans ces deux cas fictifs, la question de la réparation du litige – le remboursement des frais irréguliers – n’est pas évoquée dans notre projection : nous mettons simplement en scène deux attitudes distinctes à l’égard de comporte- ments identiques. En l’absence d’autorités légales, en effet, les enjeux de statut dans la caractérisation d’actes litigieux sont décisifs. C’est pourquoi nous de- vons prêter particulièrement attention aux mécanismes sociaux de la dénonciation, de l’exposition et de la prise de parole. Tout le monde n’a pas le même droit de s’exprimer, et moins encore le droit de réponse. Pensez aux heures d’antenne ac- cordées à Alexandre Benalla, un proche collaborateur du président français, après des faits de violence, d’usurpation de statut de policier, de port illégal d’arme, etc., et demandez-vous si vous auriez eu l’occasion d’apparaître de façon aussi sympa- thique si vous aviez été coupable (ou même accusé·e) des mêmes choses !

Les personnes jouissant d’un statut social élevé jouissent ainsi d’une protection et peuvent se permettre de nombreux écarts avant d’être inquiétées, contrairement aux personnes plus fragiles socialement, nouvelles dans la communauté, ou ne bé- néficiant pas d’allié·e·s « de haut niveau ». Toutefois, une lecture

« quantitative » ou superficielle des relations sociales n’est pas suffisante à comprendre où se situe « le pouvoir » : concevoir celui-ci au singulier, comme un interrupteur binaire, est déjà trompeur. Le militant David Vercauteren écrit :

[D]ans le regard que l’on pose sur une pratique collective, nous avons souvent ten- dance à remplacer la « relation » (le pouvoir comme rapport entre des personnes, donc entre des forces) par l’« identité » (le pouvoir comme attribut incarné, comme étant le fait d’une personne).103

La tendance au réductionnisme identitaire, qui pose ainsi le pouvoir comme des

« attributs » intrinsèques plutôt que des rapports, des relations, est prégnante dans les milieux militants, notamment féministes et queer. C’est le fameux

« bingo des privilèges » : le nombre de « cases » que tu coches – es-tu blanc·he ? Cisgenre ? Hétéro ? Non précaire ? Etc. – déterminerait mécaniquement le pouvoir dont tu disposes. Or, les choses sont bien plus complexes que ça, et plus intri- quées : puisque le pouvoir est une relation, il évolue, et n’est jamais ni absolu, ni définitif. Comme l’écrit l’autrice, militante et game designer Jonaya Kemper :

Avant d’aller plus loin, il est important de noter que le concept de « marginalisé·e » est plus large que ce que nous en sommes venu·e·s à croire, et que ces outils [d’émancipation] et théories sont là pour libérer toutes les personnes, indépendam- ment de leur condition sociale. Bien que le mot « marginalisé·e » puisse être utilisé plus couramment pour décrire certaines populations qui sont souvent les plus expo- sées au risque de subir des oppressions, il est important de comprendre que la plupart des gens sont à la fois l’oppressaire et l’opprimé·e. C’est une considération inconfor- table, en ce sens qu’elle nous fait comprendre que peu importe à quel point nous sommes opprimé·e·s, nous avons toujours le pouvoir d’opprimer autrui. Même les personnes qui font face à un ensemble extrême de marginalisations (personnes non- blanches/populations racisées et minorités sexuelles et de genre) peuvent toujours avoir la capacité d’opprimer d’autres personnes.104

  1. David Vercauteren, « Pouvoir », in Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, Amsterdam, 2018 p. 136.
  2. Jonaya Kemper, « Wyrding the Self », What Do We Do When We Play?, Solmukohta 2020, Ropecon ry, 2020.

Ma traduction. Traduction de ce brillant article à venir sur electro-gn.com.

Confusion entre privilèges et droits

En outre, concernant les conflits intracommunautaires, il est vital de garder à l’es- prit que l’écart de statut entre la personne la plus « privilégiée » et la personne la plus fragile est dérisoire en comparaison de l’écart qui existe entre la première et les politiques, les industriels, les milliardaires… Comme l’écrit l’autrice Clemen- tine Morrigan, « l’ennemi n’est pas parmi nous »105. Au sein des 99 %, les différences existent et sont à bien des égards écrasantes : mais la marche pour at- teindre les 1 % est bien plus haute, et on y accède et en descend bien moins facilement, qu’on évolue au sein de la majorité. Dans la résolution de nos conflits intracommunautaires, prenons garde à nos différences de statut, mais prêtons éga- lement attention à ne pas en faire une grille de lecture « quantitative » effaçant notre commune humanité. J’ai ainsi entendu un·e militant·e minimiser l’ostracisa- tion d’un homme cisgenre du « milieu » anarchiste – un collectif l’ayant exclu demandant à l’ensemble des collectifs et lieux militants de l’exclure également – en disant « ça va, on peut exclure un mec cis, il s’en remettra ». La question de l’intersection des discriminations (était-il racisé ? Handicapé ? Précaire ? Autiste ? Etc.) n’était même pas posée, non plus que l’existence ou non d’autres ressources sociales et communautaires sur lesquelles il pourrait s’appuyer.

Par ailleurs, il convient d’être prudent·e avec la notion de « privilège » – ou même d’oppression – : en effet, bien des choses que nous nommons « privilèges » sont des droits humains fondamentaux. Avoir un toit, manger à sa faim, avoir des re- lations sociales ne sont pas des privilèges : c’est leur absence qui doit nous être insupportable, non le fait que certain·e·s en bénéficient.

L’horizon de toute lutte, […] c’est l’établissement de conditions de vie décentes (pour les humains et les non-humains : espèces animales et végétales, biodiversité dans son ensemble que nous ne saurions continuer à ignorer et écraser…). Ne constituent des privilèges que les éléments incompatibles avec cette destination. Pour le reste, béné- ficier de conditions matérielles acceptables n’est pas quelque chose dont il faut rou-

  1. Clementine Morrigan, « L’ennemi n’est pas parmi nous », blog, 2022. https://www.infolibertaire.net/lennemi-nest-pas-parmi-nous-clementine-morrigan/

gir : il s’agit au contraire de faire de ces réalités ponctuelles une réalité universelle. Vaste programme, il est vrai : mais se souvenir qu’une vie digne est un droit et non un privilège peut nous aider à nous y employer.106

Juger de la légitimité d’un call-out

Ainsi, bien souvent, une véritable « marche manquante » est une personne qui jouit d’une certaine réputation dans la communauté, ce qui lui confère des privilèges (par le poids de sa parole, les soutiens dont elle bénéficie, etc.) susceptibles de la protéger en cas d’action préjudiciable.

Toutefois, bien que les enjeux de statuts soient centraux en cas de conflits et litiges, il est important de ne pas considérer que toute défense correspond à l’exercice d’un privilège, et que toute accusation n’est pas nécessairement « proportion- née ». Le compte Instagram Le Petit Nicallout, qui vise à critiquer les call-outs intracommunautaires et auquel je participe, s’appuie sur vingt critères afin d’aider à déterminer la légitimité d’un call-out :

    1. L’accusation est précise et repose sur la description d’actions et non de pensées, intentions ou traits de caractère
    2. La dénonciation vise un événement non résolu et ne s’appuie pas sur des éléments anté – rieurs sans lien direct avec l’événement
    3. Les demandes sont présentes
    4. Les demandes sont raisonnables (elles ne mettent pas en danger la dignité, la vie, la santé de la personne call-outée)
    5. Les demandes sont applicables (les moyens et les structures mentionnées existent et sont accessibles)
    6. Le processus de remise en question demandé est soutenable (prise en compte de la réalité de la vie de la personne call-outée)
    7. Le call-out prévient un danger grave et imminent (il ne repose pas entièrement sur la pro – tection de potentielles futures victimes hypothétiques)
  1. Axiel Cazeneuve, « Ce que peuvent les allocs », LARP in Progress, 2022. http://larpinprogress.com/fr/blog/allocs.html
  2. La personne call-outée dispose du pouvoir réel d’éviter les poursuites ou les condamna- tions
  3. Avant le call-out, des tentatives de discussion, de pose de limites ou de médiation ont été entreprises
  4. Le call-out dénonce un abus (abus = préjudice + différence de pouvoir)
  5. La victime est à l’origine du processus
  6. La personne call-outée a accès à un système de soutien de pairs si elle fait partie d’une minorité opprimée (exemple : si elle est gay, l’accès à la communauté gay et à ses lieux de sociabilisation ne lui est pas retiré)
  7. La personne call-outée a accès à un système de soutien (soit des amis, soit des personnes nommées pour la défendre et l’aider)
  8. Les amis et proches de la personne call-outées sont traités avec dignité
  9. Les personnes sont libres de prendre ou de ne pas prendre part au call-out sans menace de conséquences négatives si elles décident de ne pas y prendre part
  10. Le call-out passe par des canaux permettant une vérification et une responsabilisation : de manière visible et accessible s’il s’agit d’un call-out public, de manière sécurisée si le processus est confidentiel, (interne à une association par exemple). Sa communication ne repose pas sur des stories éphémères, des messages privés, ou des discussions infor- melles.
  11. La personne call-outée a la possibilité de se défendre
  12. La personne call-outée a accès à l’intégralité de son call-out
  13. L’accusé·e est informé·e de l’identité des personnes qui call-outent
  14. Le call-out respecte la loi (il ne donne pas lieu à des violences physiques, des vols, des dégradations de bien, des menaces de mort, etc.)

*

Prendre en compte les traumatismes sociaux

Un des facteurs les plus explosifs d’aggravation de conflits est ce que nous appel- lerons des traumatismes sociaux, c’est-à-dire une histoire de préjudices répétés à grande échelle qui tournent pour ainsi dire à l’arrière-plan de nos processus de

décision. Cindy Milstein décrit ainsi, dans un texte intitulé « Organiser l’espace so- cial comme si les relations sociales comptaient » :

Nous nous déchirons mutuellement de tellement de façons dans nos espaces, le long de tant de cicatrices douloureuses inscrites en nous par la suprématie blanche, l’hété- ronormativité, le patriarcat, le validisme, le colonialisme, le classisme, les politiques d’identité surdéterminée, et une longue lignée d’autres violences.107

Ces traumatismes collectifs sont susceptibles d’augmenter la vulnérabilité à cer- tains préjudices de personnes appartenant à des groupes subissant ou ayant subi des oppressions. Par exemple, une représentation drag king (performance burlesque d’une masculinité caricaturée à des fins de spectacle et/ou de dénonciation poli- tique) de « la » masculinité comme sale, grivoise et envahissante peut heurter des membres de l’audience, comme des hommes trans qui peuvent sentir une pression à se désolidariser du reste des hommes ou de certains modes d’expressions des masculinités pour rester acceptés dans les milieux féministes ou queer, ou des femmes trans qu’une essentialisation du masculin, notamment selon des critères esthétiques naturalisants, peut renvoyer une nouvelle fois à ce que leur acceptation dans les espaces féministes et queer est conditionnée à un éloignement radical de toute masculinité ; l’utilisation d’un accent « campagnard » ou de tournures de lan- gage se voulant « populaires » à des fins humoristiques peut renvoyer les personnes effectivement issues de milieux ruraux ou urbains populaires au fait que ces aspects de leur identité seraient risibles, dignes de honte ; l’invisibilisation de sources primaires issues de pays dits « du Sud » ou de personnes appartenant à des minorités ethniques ou culturelles au profit de sources secondaires « occidentales » et blanches, par exemple dans le cas des luttes écoféministes, peut amener les per- sonnes elles-mêmes issues de ces pays ou non-blanches à se sentir exclues ou indésirables108 ; etc. Ces discriminations passives – auxquelles s’ajoutent les

  1. Cindy Milstein, « Organiser l’espace social comme si les relations sociales comptaient », ROAR Magazine, 2014. https://alalanterne.noblogs.org/organiser-lespace-social-comme-si-les-relations-sociales-comptaient/
  2. J’ai conscience de faire partie du problème, l’écrasante majorité de mes sources étant européennes, voire nord- américaines, et blanches. Chaque lecture en amenant une autre, la somme naturelle de celles-ci demeure forte- ment déterminée par mon point de départ, celui d’une personne blanche, issue de la France rurale mais éduquée

blagues, les remarques, les environnements inadaptés, les disparités de res- sources… – ont fréquemment pour conséquence l’auto-censure et le départ

« volontaire » des personnes subissant ces discriminations. C’est pourquoi il est particulièrement important de les prendre en considération, sans quoi la création d’espaces et d’alliances véritablement divers, partagés par des personnes aux ori- gines sociales et vécus variés, ne pourra se faire.

Il est important que ces traumatismes sociaux soient pris en compte par les per- sonnes susceptibles de produire des environnements discriminants (en premier lieu les autaires et orgas d’événements, dont la note d’intention109, les règles/la struc- ture, la charte comportementale… sont les fondements du contrat social de l’événement). Du côté des personnes susceptibles de subir des discriminations, une conscience systémique de ces traumatismes-là peut également aider à identifier lorsqu’ils contribuent à rendre une situation désagréable et à les désigner explicite- ment au groupe afin de lutter contre l’effacement et l’isolement que les situations de discrimination engendrent.

Il est également nécessaire de souligner que les traumatismes peuvent amener les personnes traumatisées à interpréter certains indices de façon erronée, en appli- quant des grilles de lecture passées aux événements présents. Si j’ai vécu des situations de « séduction » desquelles je n’ai pas pu m’extraire et qui se sont trans- formées en agression, je peux ainsi interpréter le simple fait qu’une personne manifeste son intérêt comme une agression, même si la personne n’a fait que me dire « tu me plais » ; si j’ai l’habitude d’être rejeté·e sur la base de ma couleur de peau, qu’une personne à la porte d’un événement auquel je me rends s’excuse et annonce qu’il est complet peut m’amener à interpréter ce refus comme un acte ra- ciste (de fait, mentir à des personnes racisées pour les empêcher d’entrer est une

à l’université (en premier lieu en philosophie), n’ayant par chance que rarement mis les pieds à Paris, et jamais en dehors d’Europe. Les tentatives pour tracer d’autres sentiers, notamment au sein d’espaces de pensée mili- tants, n’efface pas une décennie d’apprentissages préalables et qui demeurent riches.

  1. En GN, une lettre ou note d’intention est un document synthétique reprenant l’idée du jeu, les intentions des au- taires, les conditions matérielles, etc.

pratique très courante110) ; si je suis une femme et qu’un homme me tient la porte, cela peut d’emblée me paraître sexiste, alors que l’homme arrivé en même temps que moi aurait simplement trouvé impoli de passer en premier quel que soit mon genre ; etc.

Au contraire, des actes graves peuvent ne pas être vécus de façon traumatique, en particulier lorsqu’ils sont en apparence isolés ou ne font pas écho à une histoire collective. Cela ne rend pas les actes subis « acceptables ». Ainsi, plusieurs amis hommes cisgenres m’ont rapporté avoir eu des rapports sexuels sous la pression psychologique, le chantage, ou l’insistance physique de partenaires (en l’occur- rence des femmes cisgenres). Cela n’a pas créé de traumatisme durable chez ces personnes, là où ces faits auraient peut-être (voire probablement) eu des effets dé- létères durables sur des femmes ou minorités de genre, exposées de façon systémique à des rapports sexuels contraints. Tout comme l’existence d’un trau- matisme social ou système de domination ne suffit pas à caractériser une agression, son absence n’autorise pas à balayer le tort causé : c’est pourquoi il est nécessaire de ne se limiter ni à l’examen « objectif » des « faits », ni à un réductionnisme identitaire qui ne rend compréhensibles les torts qu’au prisme vertical et abstrait d’oppressions systémiques.

L’individu néolibéral

Par ailleurs, ces traumatismes collectifs marquent également des façons spécifiques de réagir, de (ne pas) prêter attention aux autres et de se percevoir en lien (ou sans lien) à autrui : sans développer ici, il faut garder à l’esprit que le sujet du néolibéra- lisme est l’individu, produit comme ayant le moins d’attaches possible. L’individu se perçoit/est construit comme « une île » isolée des autres individus, eux aussi pri- vés de relations sociales fortes et durables. Cet état d’esprit, si manifeste dans les

« nouvelles » formes de travail (micro-entreprenariat, intérim, « flexibilité » etc.),

  1. Voir le « testing » réalisé en boîtes de nuit par SOS Racisme. Ici évoqué par des militant·e·s sur le plateau de Backseat sur Twitch (en accès libre, contrairement aux articles présentant les résultats dans la presse). « Les dis- criminations racistes – avec SOS racisme », Backseat, Twitch, 2023. https://www.youtube.com/watch?v=5yS8eoezfHo

affecte profondément jusqu’à nos relations privées. Du point de vue du militan- tisme, nous pouvons en venir à vivre nos luttes comme une mise en compétition des oppressions et des blessures subies, ne cherchant plus à les dépasser, mais au contraire à les affirmer afin de justifier une place, une posture, une appartenance.

Cet individualisme, tout autant subi qu’intériorisé, est aliénant. Nous en libérer né- cessite de retisser des liens, de donner de l’importance aux personnes et aux relations. La manière dont nous gérons les conflits et les blessures en dépend éga- lement. Avec Jack Halberstam, il est permis de s’interroger :

Est-ce cela, la fin du monde ? Quand des groupes de personnes qui partagent une cause, des rêves utopiques et un même but se condamnent entre elles au lieu d’anéan- tir les banques et les banquiers, les politiciens et les parlements, les présidents d’uni- versité et les PDG ? Au lieu de prendre conscience que, comme Moten et Hearny le formulent dans The Undercommons, « nous nous devons tout les un-e-s aux autres », nous décidons de mesures disciplinaires, nous nous évinçons les un-e-s les autres de projets qui devraient nous unir, et nous réunissons en petits réseaux érotiques pétris d’autosatisfaction.111

Repenser la justice sociale

Même quand elle est légitime, la mise en lumière d’actes répréhensibles et la dé- nonciation des personnes qui les ont commis peut s’accompagner de violences que nous devons apprendre à ne plus considérer comme légitimes à leur tour. Nous vi- vons dans une société où les violences sexuelles, les agressions homophobes, transphobes, racistes, antisémites… sont légion, souvent sans que les personnes qui les commettent aient à souffrir la moindre conséquence. Au-delà du seul domaine judiciaire, dont nous avons soulevé les nombreuses limites, l’absence de reconnais- sance sociale et de prise en charge collective de ces violences est à déplorer. Dans ce contexte, l’habitude de la non-dénonciation des agressions et de la protection des perpétrataires peut générer, par contraste, un redoublement de la violence en-

  1. Jack Halberstam, « « tu me fais violence! »La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du trauma- tisme », Vacarme, n°72, 2015. https://vacarme.org/article2766.html

vers les personnes qui sont reconnues comme des perpétrataires. Cette violence est le résultat d’un traumatisme collectif lié aux rapports d’oppression existants, et peut prendre une dimension (délibérée ou non) d’exemple voire d’exutoire.

Le courage d’interrompre l’escalade

Or, changer de paradigme concernant la punition et la blessure implique de mettre un terme au cycle de la violence, y compris lorsque nous avons été bles- sé·e·s en premier. Nos militantismes s’ancrent dans l’émotion : souffrance, détresse, indignation, colère sont souvent nos premiers moteurs. Ils sont puissants et légitimes, mais ne sont pas suffisants pour mener des luttes de long terme 112. Là encore, nous devons nous demander : quel est notre but ?, et élaborer des straté- gies susceptibles d’y mener.

Ainsi, il me semble que l’objectif à at-

teindre, c’est la fin des systèmes d’oppression : il me semble alors contre- productif d’essentialiser « l’adversaire »,

L’ESSENTIALISATION

PERPÉTUE LES SYSTÈMES DE DOMINATION

de lea renvoyer à un statut irréductible d’oppressaire. En effet, l’essentialisa- tion nourrit la fragmentation du corps social et décourage les « désertions » (lorsque des personnes en situation de domination systémique renoncent active- ment à l’exercer, comme les soldat·e·s refusant de prendre part à l’impérialisme des États-nations). Pourtant, les désertions sont nécessaires à la lutte contre toutes les oppressions.

  1. La question de la joie militante – du plaisir, du lien, et de la nécessité de trouver des émotions positives dans nos luttes – a été abordée à divers endroits : par exemple, carla bergman et Nick Montgomery, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, éditions du commun, 2021 ; adrienne maree brown, Pleasure Activism: The Politics of Feeling Good, AK Press, 2019. Il s’agit notamment de sortir d’une politique basée sur la souffrance, la honte et la « pureté ». Voir à ce sujet le dossier de Viciss, « Quand le militantisme déconne », Framasoft, 2021, qui analyse les mécanismes sociaux et psychologiques par lesquels les militant·e·s contribuent souvent à saper leurs propres luttes.

https://framablog.org/2021/07/09/quand-le-militantisme-deconne-injonctions-purete-militante-attaques-1-8/

S’il est vrai que la domination structurelle des hommes* sur les femmes* (le pa- triarcat)113 est ce qui génère les violences sexistes et sexuelles et que l’ensemble des hommes114 tire des bénéfices (plus ou moins grands) de ce système, établir une équivalence entre « patriarcat » et « les hommes » (ou « système colonial et ra- ciste » et « les blanc·he·s », « validisme » et « les valides », etc.) est à mon sens risqué. Il est nécessaire de laisser aux individus l’opportunité de déserter, et cela implique de refuser l’essentialisation. Attention : déserter ne signifie pas se laver les mains du système de domination dont on bénéficie, mais lutter activement contre les discriminations qui en découlent, y compris (voire surtout) celles qui nous bénéficient directement. Cela s’applique à chaque système de domina- tion : il faut d’abord comprendre comment on y participe, non tenter de s’en excuser – ensuite seulement pouvons-nous agir dessus.

Aussi devrions-nous, dans l’idéal – et j’ai bien conscience de la difficulté –, prendre en compte les personnes à l’intérieur d’un système : ne pas exercer de ven- geance, ne pas condamner en bloc au motif d’une appartenance sociale ou de « privilèges » apparents, ne pas « simplifier » les personnes… Si les individus font partie du problème, ils peuvent également faire partie de la solution.

*

  1. J’utilise volontairement une définition binaire et simpliste pour ne pas « spoiler » la complexité sur laquelle j’in- vite à réfléchir.
  2. La question de savoir si les hommes trans bénéficient du fameux « privilège masculin » (qu’il faudrait penser au pluriel) fait débat, et est généralement résolue en disant que « passer » (être perçu·e comme une catégorie de po- pulation structurellement dominante – comme souvent, ce terme est né dans les militantismes afro-américains : le white passing est ainsi le fait pour un·e Noir·e de passer pour Blanc·he) ne suffit pas à être privilégié·e. Pour – tant, n’importe qui ayant fait l’expérience de la rue en étant perçu·e comme femme puis comme homme se rend bien compte qu’il y a un gain net de tranquillité (du point de vue des violences sexistes du moins : le monde des violences entre hommes s’ouvre alors). Peut-être la question pourrait-elle être résolue en déplaçant légèrement le problème : nul privilège n’est essentiel, inné et immuable, pas plus que ne le sont les catégories sociales. Si tout est construit, alors les « privilèges » (ne sont-ils pas plutôt des absences de discrimination ?) ne sont de toute façon qu’affaire de passing. Les hommes cisgenres non conformes dans le genre, exposés également à des discriminations prenant racine dans le patriarcat et le sexisme, ne pourraient sans doute que le confirmer…

(Re)construire ensemble

Les personnes qui génèrent un préjudice doivent pouvoir reconnaître les consé- quences de leurs actions et s’efforcer d’y pallier, chaque fois que cela est possible : mais il est important que les personnes qui le subissent puissent également, à leur rythme, faire preuve de bienveillance envers les personnes qui les ont blessées. C’est souvent difficile, et peut s’insérer dans une forme de réciprocité généra- lisée plutôt que restreinte : les témoins et personnes accompagnant la guérison de la personne ayant subi le tort ou l’évolution de la personne l’ayant commis sont alors des maillons essentiels, contribuant à réparer le tissu social en faisant des

« ponts », même lorsque les personnes directement concernées ne sont pas en capa- cité de communiquer. Cette ligne de transmission est également un facteur de prévention essentiel.

Nous pourrions ici citer la fameuse maxime du philosophe Michel Foucault : « la prison est dangereuse, lorsqu’elle n’est pas inutile »115. La répression et la puni- tion sont des phénomènes sociaux qui blessent durablement le tissu social et accélèrent la répétition des comportements néfastes. Pour parvenir à de véri- tables sorties de crises, une justice transformatrice, axée sur la prévention et la construction collective d’un nouvel équilibre communautaire, est nécessaire.

*

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
RÉSOLUTION ?

our l’anthropologue Victor Turner, les crises font partie intégrante de la vie sociale et sont toujours latentes, présentes à l’état de germes ou de ré- flexes dans le corps social. Il conceptualise ce qu’il appelle le « drame

P

social », c’est-à-dire l’idée selon laquelle toute société ou groupe contient, comme au théâtre, une forme de « conflictualité dramatique » qui peut éclater à tout ins- tant. C’est comme si nous avions, écrit-il, une face « paix » et une face « guerre » et que nous étions prêt·e·s à n’importe quel moment à passer de l’une à l’autre116. Pour résoudre ces crises, il est alors nécessaire de passer par une phase de « re- dressement » de l’ordre social, qui orchestre le retour à une cohérence à travers, notamment, la mise en récits (qui peut passer par le rituel ou l’art par exemple). Nous essaierons, dans ce guide, de donner des clés pour bien négocier cette phase de redressement. Le basculement de la face « paix » à la face « guerre » est une menace permanente que nous connaissons bien : à présent, parviendrons-nous à re- tourner la médaille ?

  1. Victor Turner, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, PAJ Publications, 1982.

PARTIE II – Outils

ESSAYER DE MIEUX FAIRE

« En posant ces questions, nous ne cherchons pas à dédouaner les individus qui commettent des violences, mais plutôt à assumer une autre forme de responsabilité quant aux conditions d’une justice mondiale. »

Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Amsterdam, 2005 p. 42

*

Nous avons tâché d’effectuer, dans cette partie, un état des lieux non exhaustif des outils dont nous disposons pour prévenir et résoudre des crises et des conflits dans une perspective restaurative, non punitive. Malgré l’intention initiale, de fournir une liste d’outils rapide et facile à prendre en main, la complexité et la diversité des approches nous ont une nouvelle fois fait échouer – c’est parti pour davantage de texte, donc, en espérant que les exergues aident à manier les différents outils. Nous vous souhaitons une joyeuse sortie des logiques punitives, et bonne lecture !

  1. – RÉFLEXIVITÉ

P

our être capable d’éviter des crises ou de les gérer lorsqu’elles adviennent, il est d’abord nécessaire de savoir prendre du recul sur ses propres actes. Cela vaut pour tout le monde, néanmoins nous nous concentrerons sur les

personnes en position de responsabilité, davantage susceptibles de produire des ef- fets collectifs. Elles peuvent être des orgas d’événements, des responsables d’association, de page Facebook ou Instagram, des YouTubers, des personnes « en vue », etc. : le point commun est une position centrale dans le groupe au regard de la crise et sa temporalité.

ATTENTION : Il n’est pas toujours facile d’identifier lorsqu’on est soi- même dans une position susceptible de nous donner du pouvoir ou de l’in- fluence sur une situation. Si l’on vous en fait la remarque, sans forcément adhérer à 100 % à ce que l’on vous dit, posez-vous sérieusement la question. Cela signifie vous demander, notamment : quels sont les moyens sociaux et matériels dont je dispose, qui peuvent n’être pas accessibles à tout le monde ? Qui m’écoute ? Quel est le poids potentiel

et la portée de ma parole ?

*

Reconnaître l’expérience d’autrui

La première précaution à prendre pour éviter une crise lorsque l’on est en position de responsabilité est de se rendre disponible à la critique. C’est loin d’être facile, d’autant plus que les personnes qui portent la critique ne prennent pas toujours de pincettes ! Cependant, il est important de pouvoir reconnaître l’expérience de la personne en face, ses ressentis et sa position. Cela est d’autant plus essentiel lorsque les éléments litigieux s’inscrivent dans des traumatismes collectifs, ces

contextes sociaux que nous ne maîtrisons pas mais auxquels nous participons mal- gré nous (par exemple, être blanc·he nous inscrit dans un système raciste en position de domination, même si nous ne sommes pas « activement » racistes ou n’avons pas l’impression de tirer de bénéfice spécifique de notre blanchité).

Bien réagir est souvent difficile, et cela semble même parfois impossible. Un bon réflexe dans ces cas-là est de (a) ne pas répondre immédiatement, pour ne pas se laisser submerger par l’émotion (b) faire appel à une personne de confiance qui saura gérer la critique de façon posée et constructive. C’est pourquoi il est toujours très utile d’avoir, dans l’organisation d’un événement ponctuel notam- ment, une personne au moins qui ne prenne pas part en tant que créatrice ou organisatrice mais qui s’occupe spécifiquement de la communication. Mieux en- core, il est utile qu’une personne soit spécifiquement en charge de toutes les questions relatives à la sécurité émotionnelle des participant·e·s et de l’organisa- tion. Ces personnes, qui n’ont pas de parti-pris émotionnel dans l’organisation (ça n’est pas « leur bébé », contrairement à un·e orga qui bosse sur ce GN/festival/an- thologie/concert… depuis des mois et ne pense qu’à cela), pourront souvent faciliter la prise en compte des ressentis de tout le monde, de sorte à assurer des ré- percussions positives.

De l’autre côté, lorsque les actions d’autrui, et en particulier de personnes en position d’organisation, nous paraissent inappropriées, la première chose à faire est de le leur signaler, en privé et le plus respectueusement possible – en prenant garde à ne pas soi-même être submergé·e par l’émotion. Ça n’est pas toujours facile, et il peut être utile ou nécessaire d’avoir recours à une personne médiatrice, moins impliquée émotionnellement ou plus à même d’être écoutée. Ainsi, nous leur offrons la possibilité de se remettre en question, de s’expliquer si besoin, et de reconnaître notre propre vision, qui leur était sans doute inaccessible auparavant. Comme nous l’avons déjà souligné, prendre un parti public pour dé- noncer des faits jugés répréhensibles risque en effet de provoquer une polarisation rapide de la communauté, qui n’aurait pour effet que d’envenimer le conflit au lieu de résoudre la situation potentiellement problématique.

Le cœur de ces démarches, et celui de ce document d’ailleurs, est la reconnais- sance de l’expérience de l’autre, de son ressenti, bref, de son humanité. Le monde est peuplé de « vrais gens » avec des individualités diverses, souvent en tension, parfois carrément incompatibles. Toutefois, ces gens ont rarement l’inten- tion de nuire. La majorité des « mauvaises actions » – et encore plus des mauvaises réactions ! – est due à une réponse émotionnelle à une situation qui nous touche pour x ou y raison. La douleur, l’indignation et toute autre émotion sont bien réelles, de même que l’expérience de l’oppression, la domination, la honte… Il est impératif de ne pas minimiser ces émotions et expériences, de ne pas les écarter, les rabaisser ou les dénigrer. Nous nous devons, dans le respect de nos propres li- mites, de faire de la place pour que les ressentis des autres soient entendus.

Néanmoins, cela ne signifie pas toujours qu’il faille répondre à ces ressentis ou agir en réponse. Exprimer un ressenti est toujours légitime, mais cela ne veut pas dire qu’il faille automatiquement appliquer les mesures que ce ressenti semble exi- ger. Tout est toujours affaire de respect, d’écoute mutuelle et de mesure.

EN BREF :

Être ouvert·e à la critique, écouter et prendre au sérieux les ressentis des personnes qui les portent ;

Si l’on ressent des émotions négatives, faire appel à une tierce personne pour aider la communication.

*

Identifier ses propres biais

C’est pourquoi il est crucial de savoir identifier nos propres biais et déclencheurs, c’est-à-dire les choses qui sont susceptibles de susciter chez nous une réaction

émotionnelle ou un jugement trop hâtif. Là encore, ces biais peuvent se baser sur l’éducation, le contexte social, les traumatismes, les discriminations, les opinions politiques, etc. Il est en vérité impossible de ne pas être biaisé : tout ce que nous pouvons faire, c’est tâcher de nous rendre compte au maximum de ce qui nous

« accroche » particulièrement, de nos points sensibles117.

Il est essentiel de pouvoir y parvenir car cela peut avoir des effets dramatiques dans nos conflits. Ces points de sensibilité ou de vulnérabilité au plan individuel peuvent se manifester par exemple par des formes d’auto-censure (en rapport à la participation, la création, la prise de parole, etc.), notamment de personnes apparte- nant à une « minorité ». Par exemple, en GN, une joueuse de genre féminin pourrait éviter les rôles de combattantes, alors qu’elle a très envie d’essayer, parce qu’elle s’imagine qu’elle ne se sentirait pas à sa place, subirait des moqueries ou se sentirait humiliée. Son sentiment ne se baserait pas sur son expérience, puisqu’elle aurait précisément évité de se retrouver dans cette situation : ainsi, si elle repro- chait aux orgas ou groupes de PJ axés combat de ne pas l’inclure, iels pourraient se sentir blessé·e·s et trouver le reproche injuste. Après tout, il y a fort à parier que si la joueuse se lançait, elle serait aussi bien accueillie que n’importe qui ! Porter une accusation sur la base de son sentiment serait donc effectivement injuste. Cepen- dant, il ne serait pas pour autant injustifié : la réalité des représentations de femmes guerrières, la proportion de personnes de genre féminin dans les groupes axés com- bat, l’expérience préalable de femmes et minorités de genre ayant subi du harcèlement sexiste ou sexuel dans des groupes à dominante masculine auraient poussé la joueuse à intérioriser le fait qu’il n’est pas possible d’être une femme et de choisir des personnages « baston ». Côté joueuse, il faudrait donc reconnaître que le préjudice – l’impossibilité d’être guerrière – est en grande partie auto-infli- gé : il n’y a pas d’oppresseur direct, mais un contexte social défavorable. Reconnaître et identifier ce fait pourrait alors lui permettre d’exprimer son ressenti auprès de l’organisation sans accuser celle-ci. En réponse, l’organisation pourrait

  1. La théorie des schémas et la théorie de l’attachement sont, en psychologie, d’incroyables outils pour mieux ap – préhender ses biais cognitifs et émotionnels et leurs déclencheurs.

agir pour lui faciliter l’accès à un rôle de combattante, en la mettant en contact avec un·e vétéran·te motivé·e pour la chaperonner par exemple. Dans cette situa- tion, personne n’est « en tort » au départ, mais l’expression des ressentis et la prise en compte des biais personnels et situationnels peut mener à une amélioration no- table des conditions d’accès au GN. C’est tout benef’ !

Ainsi, nous devons prendre garde à ne pas coller d’étiquettes trop hâtives, et à mettre en question nos propres comportements, quand bien même nous serions cri- tiques (c’est légitime) de ceux d’autrui. L’absence de remise en question personnelle et la non-prise en compte de l’humanité de l’autre peuvent en effet me- ner à des mécanismes de vengeance, d’objectivation, de diffamation, etc. Il ne s’agit peut-être pas de nous aimer les uns les autres, mais de tâcher, au moins, de ne pas nous détester à la moindre dissension.

EN BREF :

Nos positions et « identités » sociales influencent la façon dont nous sommes perçu·e·s et les opportunités qui nous sont données (ou non) ;

Prendre conscience de notre position sociale peut aider à identifier nos biais et les effets sur autrui de notre position.

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  1. – PRÉVENTION

Le pivot ici était que les « défaillances » de chaque séance étaient mises au pre- mier plan. Les séances étaient toutes des expériences sur le fait que s’efforcer vers de nouvelles relations se situe sur le même plan que lutter humainement contre toutes les manières dont le patriarcat, le validisme et le colonialisme, pour en nommer trois, font ressortir toutes sortes de comportements, de douleurs, d’inéga- lités de pouvoir, et de dichotomies ami·e/ennemi·e dans nos espaces sociaux et nos projets politiques. Ces derniers servent alors à répliquer ou exacerber les

« -ismes » que nous rêvons de détruire. Plutôt que de se mettre sur la figure lorsque des erreurs furent commises — calling-out, shaming [≈humiliation], ban- nissement — nous traitions ces dérapages allégués comme autant de dons, nous présentant avec le mastic social et les matières premières pour construire collabo- rativement de nouvelles relations sociales dans l’ici et maintenant.

Cindy Milstein, « Organiser l’espace social comme si les relations sociales comptaient », ROAR Magazine, 2014.118

*

I

l est important de se rappeler qu’un risque n’est jamais égal à zéro, quelle que soit la situation, le contexte ou la nature du risque. Aussi les efforts de préven- tion que nous devons déployer doivent-ils répondre à deux besoins : (a)

réduire les risques que des événements/interactions négatives se produisent et

(b) se préparer à les prendre en charge de la façon la plus adéquate possible.

  1. Traduit en 2018 par https://alalanterne.noblogs.org/organiser-lespace-social-comme-si-les-relations-sociales- comptaient/ et corrigé par moi.

Calibrer nos attentes

Puisque les cultures ludiques et militantes sont diverses, et que nous évoluons toustes dans des sphères et milieux sociaux parfois très différents, il est particuliè- rement utile de s’assurer que tout le monde est sur la même longueur d’ondes avant le début d’un événement, d’un jeu, ou lors d’une collaboration durable (ouverture d’un local, création d’une coalition ou confédération, etc.). Cela ne signifie pas que tout le monde soit d’accord sur tout – ce n’est ni possible, ni souhaitable –, mais qu’un certain nombre de points clés, de bases (idéologie, vision, buts poursuivis, etc.), soient partagées. Pour cela, nous disposons de divers outils, correspondant à plusieurs approches. En voici certains.

NOTE : Ce que nous appelons ici « culture ludique/de jeu » peut tout aussi bien s’appliquer aux différentes cultures militantes. Nous pourrions avoir tendance à penser qu’il existe des consensus, par exemple, entre per- sonnes subissant une même discrimination, mais les rapports à l’expérience personnelle, aux modes de lutte, au langage… sont susceptibles de varier grandement – même lorsque nous partageons un même objectif. Exemple :

« Sororité : la solidarité politique entre les femmes », bell hooks.119

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Cadrage culturel in situ

  1. Une note d’intention claire et détaillée. La note d’intention constitue la base du contrat social du jeu, de l’événement, du lieu… et est ainsi particu- lièrement importante dans la définition du cadre. Elle permet aux organisataires d’exposer leurs attentes et leur volonté, précisant ce que le cadre sera et ce qu’il ne sera pas, les inspirations (événements et luttes pas-
  2. Bell hooks, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes », 2015 (1986). https://infokiosques.net/spip.php?article1161

sées, dans un cadre ludique ou créatif inspirations littéraires ou cinématogra- phiques par exemple), la filiation idéologique (féministe, autogestionnaire, communiste, utopiste…) et les principales règles ou principes que les parti- cipant·e·s devront impérativement respecter.

  1. Des ateliers de calibrage culturel. Le document décrivant l’intention peut être complété par des ateliers, animés par une équipe dédiée, visant à prépa- rer les participant·e·s autour de notions, informations ou pratiques qui seraient particulièrement importantes pour permettre le bon déroulé de l’évé- nement. Ainsi, débuter un week-end d’activités en lien avec le féminisme par une heure d’atelier sur l’expression et la réception du consentement pourra limiter les incidents et créer un moment d’éducation et d’élaboration d’une culture commune ; ouvrir un temps d’échange anti-répression sur un atelier d’auto-défense numérique, éviter que des maladresses ou défauts de compétences créent des failles de sécurité potentielles (et les tensions qui vont avec) ; etc.

Cadrage culturel préliminaire

  1. Avant le jeu/événement, demander aux participant·e·s de préciser leurs at- tentes. Cela peut faire l’objet d’une section dans le questionnaire d’inscription, qui permettra de créer plus facilement des groupes de jeu ou d’échange, mais aussi de savoir si certaines personnes ont besoin d’un ac- compagnement spécifique ou d’un calibrage plus précis. Cela peut être utile lors de l’organisation d’ateliers, de week-ends de création, de journées mili- tantes sur inscription… C’est également quelque chose qui peut se faire

« sur place », en faisant un bref tour de parole à l’ouverture d’une table ronde par exemple.

  1. Demander aux participant·e·s d’échanger sur leurs désirs, leurs attentes, leurs craintes, etc. Cela peut se faire en petit groupes, ou en groupe complet dans le cas d’un jeu/événement avec un nombre restreint de participant·e·s. Idéalement, l’orga doit prévoir ce temps d’échanges entre participant·e·s

dans le planning général, sans quoi les participant·e·s les plus isolé·e·s (donc pour qui un tel dispositif est le plus utile) risqueraient d’en être privé·e·s.

  1. Si le GN ou événement prévoit des relations inter-personnelles fortes (groupes de jeu ou de travail, ateliers sur inscription, etc.), encourager la prise de contact en amont, par exemple en aménageant des salons Discord, forums, etc., ou en partageant (avec leur consentement) le numéro de télé- phone ou l’adresse e-mail des personnes destinées à interagir de façon privilégiée. Cette prise de contact doit permettre aux personnes de partager leurs envies et leurs projections, mais aussi et surtout leurs limites (phy- siques, psychologiques…).
  2. Définir une charte comportementale claire, contenant à la fois les compor- tements prescrits et proscrits et les sanctions et recours éventuels en cas de non-respect de cette charte. Un cadre formel rigoureux posé en avance, même si cela peut sembler trop « aride » ou bureaucratique, permettra en ef- fet d’éviter bien des écueils propres à envenimer une situation problématique lorsqu’elle se présentera.
  3. En particulier lorsque sont abordés des thèmes ayant trait à des expériences, périodes historiques ou cultures renvoyant à des discriminations et oppres- sions spécifiques, il peut être intéressant de faire intervenir en atelier des personnes concernées. Cela permet de limiter les biais portés par des orga- nisataires non-concerné·e·s. Attention cependant à ne pas faire de

« tokenisation » (instrumentalisation de la présence ou participation d’une personne minorisée pour se dédouaner ou se protéger de la critique), ni à faire peser le poids de la vérification et de la transmission des informations sur ces seules personnes (au risque d’alimenter l’épuisement et le décourage- ment ressenti par des personnes constamment appelées à faire de la pédagogie, expliquer, défendre ou représenter une catégorie sociale minori- sée à laquelle elles appartiennent).

EN BREF :

Être les plus explicites possibles sur le cadre et les intentions des événements proposés ;

Encourager structurellement les participant·e·s à définir leurs propres intentions, attentes et besoins ;

Identifier/établir des bases communes.

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(Exemple GN) Un atelier pré-jeu pour calibrer la compréhension culturelle

Extrait traduit de Nielsen, Martin, « Culture Calibration in Pre-Larp Work- shops », Alibier.no.120

« Les trois GN que j’ai mentionnés ci-dessus [Tinget [Le Conseil] (2011), Till Death Do Us Part [Jusqu’à ce que la mort nous sépare] (2012) et Huntsville (2013)] utilisent tous des scènes-test pour calibrer la compréhension culturelle des jouaires. Les scènes-test peuvent être divi- sées en trois catégories :

    • Vie quotidienne (par exemple, enfants qui jouent, repas)
    • Rites (par exemple, membre quittant le groupe, décès, festival)
    • Tabous (par exemple, la violence, la personne d’autorité qui pleure)

La méthode est simple : Les jouaires sont divisé·e·s en groupes qui doivent préparer chacun une scène test. Les organisataires doivent don- ner une tâche à chaque groupe pour les aider à démarrer (par exemple, incarner une famille partageant de la nourriture). Il est possible d’utiliser

  1. http://www.alibier.no/culture-calibration-in-pre-larp-workshops/

les personnages du GN pour calibrer les relations ainsi que la culture, mais l’utilisation d’autres personnages temporaires peut permettre de cultiver une plus forte orientation culturelle. Après quelques minutes de discussion sur la façon de jouer les scènes, commencez à jouer les scènes.

Les autres participant·e·s observent pendant qu’un groupe joue sa scène. Encouragez les observataires à prendre note des petits détails de la culture et à observer à la fois « l’exotique » et « l’évident ». C’est impor- tant pour sensibiliser les participants à la manière dont nous reproduisons facilement des stéréotypes et notre propre culture, à la fois durant un ate- lier et dans le GN lui-même si nous devons improviser la compréhension culturelle pendant que nous jouons. « L’exotisme » est ce qui rend la culture clairement différente des stéréotypes ou de notre propre culture.

« L’évidence », ce sont les normes culturelles que nous tenons pour ac- quises, comme la poignée de main lors des rencontres, les hommes qui font un travail physique et les femmes qui s’occupent des enfants ou la distance que les gens gardent entre eux lorsqu’ils parlent.

Une fois la scène terminée, demandez aux observataires de décrire les normes culturelles qu’iels ont vues, tant les « évidences » que « l’exo- tisme ». Prenez des notes sur un tableau noir ou un paperboard si possible. Ce n’est pas un problème si différentes personnes ont observé des normes contradictoires. Lorsque les observataires ont terminé, de- mandez aux personnes qui jouent la scène si elles ont quelque chose à ajouter. Ensuite, ouvrez une discussion pour savoir si nous sommes satis- faits ou non des normes. Les critères d’évaluation des normes peuvent être :

  • La culture est-elle en accord avec la lettre d’intention ?
  • La culture est-elle jouable pour toustes les jouaires ?
  • La culture est-elle (suffisamment) viable sur la durée ?
    • Y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire pour augmenter la joua- bilité ?
    • (Des changements sont-ils nécessaires en raison de préoccupations hors jeu, telles que la sécurité des jouaires) ?

Les organisataires peuvent prendre part à cette discussion avec les jouaires. Si les jouaires et les organisataires s’accordent sur le fait que des changements majeurs permettraient d’améliorer le grandeur nature, la scène doit être rejouée par le même groupe ou par un autre groupe et une autre discussion peut suivre. Bien sûr, le temps limitera le nombre de scènes que vous pouvez avoir, mais plus il y aura de scènes jouées, plus le calibrage de la culture sera bon. »

*

Éducation à la diversité

Une culture collective plus respectueuse et saine ne peut pas être atteinte en visant à uniformiser les participant·e·s (ou maintenir l’homogénéité, comme cela de- meure le cas dans de nombreuses associations et collectifs inscrits dans la durée), mais au contraire en tâchant d’assurer la coexistence de personnes différentes. Ça n’est pas une mince affaire, et peut parfois se changer en conflit générationnel ou même culturel : néanmoins, voici certains outils qui pourront vous aider.

  1. Durant la conception des événements, favoriser des équipes d’organisa- tion diverses (en genre, origine sociale, capacité, etc.), ce qui limitera les

« angles morts ». De surcroît, penser à se documenter sur les thèmes abor- dés, les traditions culturelles, spirituelles, intellectuelles, militantes à la suite desquelles l’événement s’inscrit, proposer un infokiosques/une liste de res- sources, maintenir l’accessibilité en faisant en amont un travail de résumé ou de vulgarisation… Que le cadre soit ludique, artistique, militant ou autre, il

s’agit de ne pas se limiter à une inclusivité cosmétique, de surface, qui vise- rait à une « esthétique inclusive » sans s’assurer d’être effectivement accessible (et intéressant) pour des personnes aux expériences et besoins di- vers. Attention cependant à ne pas diluer pour inclure : il est impossible qu’un événement parle à tout le monde, et divers événements plus précis sont sans doute préférables à un gloubi-boulga qui finirait par ne plaire à personne (et sans doute à mettre les orgas en burn-out). Identifier à qui on souhaite s’adresser, mais aussi à qui on ne s’adresse probablement pas, est important à la fois pour concevoir un événement (ou espace, collectif, etc.) et pour communiquer dessus.

  1. Organiser des ateliers d’écriture, faire des partenariats avec des associa- tions locales, mettre en place un système de parrainage pour soutenir de nouvelles équipes d’organisation… S’il n’est pas toujours facile de toucher de nouveaux publics, il existe de nombreuses façons d’épaissir le tissu asso- ciatif et de partager des compétences mutuelles. Ainsi, un partenariat avec une association de langue des signes française pourra permettre à des per- sonnes sourdes signantes et des interprètes LSF de faire un premier pas sur une scène slam, tout en permettant aux orgas et bénévoles d’acquérir des compétences dans l’accueil de public signant – et, avec un peu de chance, aux deux associations de recruter de nouveaux membres motivés !

EN BREF :

Favoriser la diversité et le dissensus plutôt que l’uniformité ; Organiser le partage de compétences.

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Espaces d’écoute et de veille

Une communauté résiliente, capable de confronter et dépasser ses crises, n’est pas une communauté où on évite de parler des sujets susceptibles de fâcher : au contraire, c’est une communauté qui se donne les moyens d’entendre les voix dis- sonantes et de reconnaître les incidents qui s’y déroulent immanquablement. Des espaces d’écoute et de veille, c’est-à-dire des moments, des lieux destinés à encou- rager et permettre la prise de parole (respectueuse), peuvent ainsi se révéler très utiles. En voici quelques exemples :

  • Prévoir du temps dédié en marge, ou en supplément, de moments com- munautaires : ajouter un point « débriefing » à toute réunion du conseil d’administration, collège dirigeant ou collectif autogéré, prévoir des réunions dédiées à l’expression personnelle et la gestion humaine/émotion- nelle dès le départ dans les agendas d’organisation d’événements, dédier un entraînement par mois à la « météo » du groupe… Outre la remontée d’inci- dents et l’expression de détresses éventuelles, ces pratiques encouragent l’investissement des individus dans la structure, favorisant la prise d’initia- tives et la passation de compétences et limitant l’accaparement de pouvoir dans les mains de quelques personnes.
  • Désigner des « observataires de communication » internes au groupe qui analysent/communiquent sur la communication intragroupe : cela permet de relever les éventuels défauts de communication et mécaniques potentielle- ment oppressives. Il est également possible d’inciter les participant·e·s et organisataires à relever les problèmes de communication, en leur fournissant des moyens de remonter ceux-ci (questionnaires, boîtes à témoignages ano- nymes, moments de debriefing…). Bien communiquer permet en effet d’éviter l’escalade des conflits, de limiter les non-dits et contribue à l’ex- pression et au respect des besoins de tout le monde. Attention cependant à ne pas en faire un outil de contrôle et de répression de la parole121.
  1. Voir plus bas,« Mise en garde contre les usages oppressifs de ces outils ».
  • Désigner des membres extérieurs au groupe qui viendraient assister à des réunions ou moments sociaux de temps en temps avec un rôle d’ana- lyse/de veille sur les violences liées au fonctionnement intrinsèque du groupe. En effet, un regard extérieur peut contribuer à détecter des compor- tements et dynamiques potentiellement problématiques qui seraient indétectables en se situant strictement à l’intérieur du groupe.
  • Élaborer un système restauratif : à la création du groupe ou au début de son existence, réunir les membres et lister ensemble les problèmes potentiels intrinsèques au fonctionnement du groupe et des solutions à ces problèmes. Mettez par écrit ce système de fonctionnement, afin de pouvoir y référer quand le besoin s’en fera sentir. Un tel système est valable pour les associa- tions, les groupes, ou même au sein d’un GN entre les jouaires et entre jouaires et organisataires.

Le Collectif Marmite propose des solutions pour créer des processus horizontaux et collaboratifs à adapter selon les situations. C’est également le cas de Starhawk dans son ouvrage synthétique Comment s’organiser ?

Quelques ressources :
  • Collectif Marmite, « Quelles ressources pour le soin et le soutien collec- tif ? », 2020.122
  • Starhawk, « L’axe d’apprentissage – Communication et confiance », dans

Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021, pp. 103-148.

EN BREF :

Créer des espaces et des modes de communication favorisant l’expression et la prise en compte de points de vue différents.

  1. https://withdrawn.noblogs.org/files/2022/05/SoutienCollectif.pdf

Moments d’exutoire

Cela peut paraître complètement contre-intuitif, mais il peut être utile de créer des moments et des espaces, protégés par la confidentialité et en tout petit comité, où laisser éclater sa colère, sa frustration, son mépris, sa rage… Cadrés comme tels, ces moments peuvent offrir des temps de respiration et être cathartiques. En demandant ou mettant en place un tel espace, nous savons que nous y allons, non dans une perspective d’apaisement et de justesse, mais au contraire pour laisser ex- ploser nos ressentiments, les pousser, les exagérer même. Nous faisons confiance aux personnes qui reçoivent nos émotions pour ne pas les utiliser pour enveni- mer le conflit ou utiliser nos propos pour juger plus sévèrement les personnes en face, ou nous-mêmes : leur rôle est d’écouter, d’accueillir. De façon plus col- lective, ces moments d’évacuation des tensions peuvent même tourner en jeu : nous pouvons décider que le rôle des personnes qui écoutent est d’encourager la personne dans la négativité, jusqu’à l’absurde. Admettons, c’est un équilibre pré- caire : cadrer un tel espace pour qu’il n’échappe pas à l’intention initiale et ne se déverse effectivement à l’extérieur n’est pas aisé. Pour autant, il est sain d’avoir des espaces d’expression libre, de défouloir, de « vidange » émotionnelle. Ils agissent comme des soupapes pour relâcher la pression. En outre, ces mécanismes d’expression de la colère auprès de certaines personnes prennent de toute façon place lorsqu’il y a conflit : être clair sur leur fonction – décompresser, s’exprimer, vider son sac – permet de limiter les répercussions destructrices. Lors d’une discus- sion collective sur le rôle du collectif dans la gestion des conflits, des personnes ayant une expérience d’habitation collective ont parlé de « quart d’heure de râ- lage » explicite ou d’« assemblée émotionnelle » destinée à contre-carrer le poids très froid des réunions destinées à la logistique et l’organisation. Les adeptes de la communication non-violente123 parlent de « laisser pisser son chacal ».

Les personnes à l’aise à l’écrit peuvent également utiliser le fait d’écrire et brûler des lettres, par exemple, ou envoyer des mails ou lettres à des personnes consen-

  1. Ici dans sa version « institutionnelle ». Voir plus bas, « La communication non-violente ».

tant à recevoir l’expression de leurs ressentis. L’idée est la même : fournir un exu- toire à une émotion destructrice dans un cadre à même de contenir cette destruction.

L’association belge La Bonne Poire, qui vise à offrir des espaces d’éducation fémi- niste et de discussion anti-patriarcale aux hommes (en restant toutefois mixtes), décrit en négatif le besoin de ces espaces d’exutoire :

Les femmes sont souvent blessées par le patriarcat et par les hommes. Les premiers pas de leur révolte anti-patriarcale sont souvent enracinés dans la souffrance, dans la colère et dans la nécessité de lutter pour soi et pour ses sœurs/adelphes. Leur colère est légitime. Mais la colère, comme la misandrie, est un pharmakon : un remède au- tant qu’un poison. C’est une question de posologie. Il y a des lieux où déverser cette colère, où cracher ce venin, où panser ces blessures – mais La Bonne Poire n’est pas un de ces lieux. Et quand des femmes viennent avec cette blessure et cette colère-là à La Bonne Poire, ça nous met dans une position délicate en matière d’animation, ça rend notre travail difficile, car nous cherchons à créer des espaces dans lesquels autre chose est possible.124

Je souscris à cette analyse dans un cadre plus large : lorsque les espaces d’expres- sion légitime de la colère se confondent avec les espaces de construction collective, ils peuvent en altérer ou empêcher le fonctionnement.

EN BREF :

Faire la place à l’expression libre d’émotions négatives dans un cadre non destructeur pour le collectif.

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  1. La Bonne Poire, « Quelle place pour les femmes dans nos activités ? », 2023. https://www.labonnepoire.be/post/quelle-place-pour-les-femmes-dans-nos-activit%C3%A9s

L’expression des désaccords

Exprimer des désaccords et les recevoir sont de véritables compétences so- ciales et communautaires. Elles nécessitent :
  • Une forte honnêteté intellectuelle (être au clair par rapport à ses propres motivations et fonctionnements, accepter que notre vision n’est pas la seule qui existe, que nos actions et propos puissent faire l’objet de critiques, etc.) ;
  • Une volonté de régler les problèmes (ne pas « dénoncer pour dénoncer », mais considérer l’expression des désaccords comme un moyen d’avancer) ;
  • Une véritable attention à l’autre (respect de ses émotions et de son expres- sion, même lorsqu’on n’est pas d’accord) ;
Une capacité à la remise en question.

ATTENTION : Prêter attention à l’autre et se remettre en question ne si- gnifie pas s’effacer devant l’autre, accepter son point de vue comme étant

« le bon » au détriment de ses propres ressentis et émotions. C’est un équi- libre difficile à trouver, mais exprimer et recevoir des désaccords ne signifie pas se soumettre au regard d’autrui : afin d’aboutir à une résolution qui fasse véritablement grandir et évoluer le collectif, il est important de mainte- nir son individualité et de résister à sa propre essentialisation.

La communication non-violente

La communication non-violente, ou CNV, est un terme qui peut englober diffé- rentes pratiques, plus ou moins formalisées. En effet, elle désigne d’un côté une pratique labellisée, développée et déposée en tant que marque par le psychologue américain Marshall B. Rosenberg ; de l’autre, l’expression a également été appro- priée par de nombreux cercles (militants ou non) afin d’encourager des pratiques de communication vertueuses.

Voici les principes de la CNV tels que repris sur divers sites internet125 :

  • Repérer ce qui, dans notre manière de penser et de communiquer, génère de l’opposition ou, au contraire, facilite la communication et désamorce les conflits ;
  • Clarifier ce que nous vivons, notamment les enjeux ou besoins, et établir nos priorités parmi eux ;
  • Nous exprimer de manière concise, sans jugements ni exigences, et faire des demandes claires ;
  • Décoder l’agressivité d’autrui, c’est-à-dire ne pas la prendre contre nous, de manière à garder le dialogue ouvert ;
  • Écouter et développer une écoute empathique.

À l’échelle, plus informelle, qui nous intéresse – le recours à une marque s’accor- dant fort peu avec les principes portés par ce guide –, la communication non violente désigne des modes de communication qui encouragent la reconnais- sance et l’expression de nos besoins et ressentis face à une situation, de façon à permettre aux autres de comprendre ce qui motive notre parole/comporte- ment (passé ou présent) et éviter ainsi une escalade de la violence.

Il s’agit ainsi, par exemple, de privilégier les causes externes aux causes in- ternes126 dans notre approche de l’autre, c’est-à-dire, lorsque ses actions nous blessent ou nous déplaisent, ne pas d’abord penser « iel a fait ça pour me faire mal » mais envisager la multitude de raisons qui pourraient expliquer l’action. Si une automobiliste nous double par la droite en utilisant une voie de bus durant les bouchons, c’est peut-être car elle s’est simplement trompée, plutôt que parce qu’elle s’arroge volontairement un privilège en opposition avec le code de la route.

  1. Citer ses sources, visiblement, c’est so XXe siècle… Par exemple : https://www.cnvsuisse.ch/la-cnv/cest-quoi/ 126 Hacking Social, « Pourquoi les Américains nous paraissent-ils idiots ? », Horizon-Gull (YouTube), 2019.

https://www.youtube.com/watch?v=Ic3xHn1E8EE

En pratique, il s’agit d’un idéal de communication et de considération de l’autre vers lequel tendre, qui comprend notamment :

  • Ne pas recourir à l’insulte ou au dénigrement ;
  • Être honnête face à ses émotions, et identifier au mieux et signaler quand ce qu’on est en train de dire est susceptible d’être entaché par des expériences passées ;
  • Garder à l’esprit les rumeurs et récits de seconde main qu’on a entendus, en sachant qu’ils nous influencent. ;
  • Se demander clairement quelles sont nos valeurs et nos objectifs afin de po- ser explicitement le cadre d’une discussion difficile ;
  • Abandonner les positions « de principe » au profit d’actes et postures vrai- ment adaptés à la situation (ne pas dire « tel acte est toujours impardonnable » mais se demander quelles sont les conséquences de l’acte commis et comment les réparer, remplacer l’indignation par la résolution) ;
  • Etc.

La CNV est à la fois une manière de soigner son rapport à l’autre au sein d’une communauté et de viser la cohérence individuelle, l’adéquation entre nos valeurs, nos ressentis et nos actions. Combien de fois a-t-on été témoin d’un conflit entre connaissances ou membres de la famille en se demandant « pourquoi se font-iels du mal ? », les choses semblant se dérouler comme si chacun·e s’affairait essentiel- lement à jeter de l’huile sur le feu ? Outre les bénéfices sociaux, une communauté d’individus plus « au clair » sur leurs propres émotions et actions est forcément plus résiliente, et cette approche est susceptible de produire des effets très positifs sur les personnes qui s’en emparent.

Envisager la CNV dans un cadre plus global que la simple situation discursive (dialogue, médiation, commentaires sur les réseaux sociaux…) est en outre impor- tant pour ne pas en faire encore un autre outil de régulation et de police du discours. Il faut prendre garde à ne pas utiliser la CNV comme un pré-requis à

l’expression, qui empêcherait les personnes non familières avec ces outils de s’ex- primer : le fond est toujours plus important que la forme ! Si la CNV permet en effet de délivrer le fond sous une forme qui l’aide à être entendu, elle ne doit ce- pendant pas le remplacer, ni le limiter. Une série d’épisodes du podcast Méta de Choc, dédié à la pensée critique, permet de comprendre plus en détail les bienfaits de la CNV mais aussi ses dérives, en particulier les liens qui peuvent exister entre les pratiques de CNV « dogmatiques » (formations, conférences… situées spécifi- quement dans l’héritage de Rosenberg, à distinguer d’usages stratégiques ou de compréhensions militantes de pratiques de communication plus mesurées) et les dérives New Age127.

EN BREF :

S’exprimer depuis son point de vue, en faisant attention à ne pas prêter d’intention aux autres personnes ;

Reconnaître ses propres émotions et celles des autres ;

Garder à l’esprit l’objectif (la résolution du conflit) pour éviter une escalade involontaire.

*

Le « call-in »

Par opposition au « call-out », qui est public, le « call-in » consiste à aller voir une personne avec qui on a un différend (personnel ou collectif, comme dans le cas de rumeurs entendues) pour lui en parler et essayer de tirer les choses au clair. Cela favorise a priori un cadre moins stressant, plus à l’écoute des besoins de chacun·e

  1. Élisabeth Feytit, « CNV : une communication sans violence ? Avec Olivier L’anonyme », Méta de Choc, SHO- CKING ! #27 (3 épisodes), 2023. https://metadechoc.fr/podcast/cnv-une-communication-sans-violence/

et moins susceptible de mener à l’escalade. Quelques principes de base pourront ai- der à créer un espace de parole favorable :

    • Demander à la personne si elle est disponible émotionnellement pour parler : rien ne dit que la personne soit « vraiment vraiment » prête même si elle répond oui, mais ça limitera les risques de tomber dans un moment de fatigue, de déprime, de gestion d’urgence personnelle… où la personne ne sera pas bien disposée pour échanger ;
    • Vous assurer d’être vous-même émotionnellement disponible : l’épuise- ment émotionnel est un risque réel, et il est peu probable que vous puissiez mener avec succès une discussion difficile si vous êtes vous-même fatigué·e, en tension, en colère, en détresse, etc. Si vous souhaitez qu’une discussion ait lieu mais que vous ne vous en sentez pas capable, prenez le temps ou, en cas d’urgence ou incapacité durable, demandez à une personne de confiance de la mener pour vous ;
    • Ne pas porter d’accusation : même si vous venez lui reprocher des faits, discours ou comportements que vous avez vécus ou observés, prenez garde à limiter le recours à des accusations directes. Par exemple, « tu m’as insul- té·e » est une affirmation sur l’acte lui-même ; « je me suis senti insulté·e lorsque tu as dit cela » ou « tu m’as traité de … et c’est insultant » renseigne sur votre point de vue, ou éventuellement celui de la société/du groupe sur les propos tenus : c’est à la fois indéniable (la personne ne peut pas vous dire que non, vous n’avez pas vécu son comportement comme une agression) et invite la personne à clarifier ses propres ressentis et intentions. Il est plus fa- cile de reconnaître qu’on a commis un acte nocif quand on nous présente ses conséquences que lorsqu’on caractérise d’emblée l’acte comme quelque chose « par essence », dont on présume implicitement du caractère intentionnel et de la nature.

Bien sûr, il y a une gradation dans la gravité des actes et dans la probabilité que ceux-ci puissent être sereinement questionnés : il est peu probable qu’une personne

qui s’est livrée à un passage à tabac en règle le week-end précédent soit immédia- tement disposée à reconnaître autour d’un thé qu’il n’est pas très sympathique de rouer autrui de coups. Néanmoins, nous pensons que dans la majorité des cas, le fait d’appartenir à une même communauté (même de loin) crée la possibilité de la prise de contact et limite le caractère malveillant des actes.

EN BREF :

S’adresser en privé à une personne qui nous a blessée plutôt que de la dénoncer publiquement ;

Demander à la personne si elle est disponible pour parler, se demander si on est soi-même dans un état émotionnel propice à la discussion ;

Se concentrer sur ses ressentis et ne pas porter d’accusation ou présumer des intentions de l’autre personne.

*

(Extrait) Calling-to : une proposition de protocole alternatif pour les com- munautés militantes

Tada Hozumi est un spiritualiste japonais qui revendique une pratique spirituelle et énergétique en vue du changement individuel et collectif. Je n’adhère pas, et ne cautionne pas, les dérives sectaires et sanitaires engendrées par les mouvements New Age et des portions conséquentes du développement personnel. Pour autant, son expérience de facilitation et d’accompagnement communautaire livre de pré- cieux enseignements. Ici, il s’agit d’un protocole « anti-call-out » mis en place dans un espace dédié aux militant·e·s blanch·e·s souhaitant activement se consti- tuer en allié·e·s des luttes anti-racistes. J’ai ajouté certaines mises en gras.

« Le fait est que, lorsque nous sommes en communautés, nous ne pou- vons pas éviter de nous réactiver les un·e·s les autres. Nous allons réactiver et nous allons être réactivé·e·s. L’enjeu autour de la gestion des trig- gers en communauté est le suivant : nous ne sommes pas individuellement responsables du poids des traumas émotionnels et culturels que les autres doivent porter, et pourtant, nous avons la responsabilité de prendre soin les uns des autres, d’apprendre à nous connaître, et d’adapter nos comportements en faisant attention les unes aux autres.

Dans cette optique, je considérais que les call-out (comme les call-in, d’ailleurs) posaient problème car ils instaurent un cadre dans lequel une per- sonne qui a « raison » corrige une autre qui a « tort » et lui demande de changer. Je crois que, au vu du prix à payer pour avoir tort dans les sys- tèmes éducatifs et judiciaires patriarcaux et capitalistes, communiquer de cette manière aggrave excessivement les situations, particulièrement lorsque l’on souhaite créer des communautés résilientes. C’est pourquoi j’ai voulu établir un protocole avec l’espoir qu’il pourrait permettre d’at- teindre deux buts d’égale importance :

  1. Intégrer de nouvelles connaissances sur les traumatismes sociaux, et permettre à la personne qui a été réactivée de se sentir entendue.
  2. Ne pas ostraciser, silencer ou rabaisser la personne qui aurait pu dire ou faire quelque chose qui a réactivé quelqu’un d’autre. Le problème, c’est que je ne savais pas encore à quoi un tel protocole pourrait ressembler. Donc le groupe a commencé à exister en ayant en tête ce qu’il ne fallait pas faire, mais sans savoir ce qu’il fallait faire – ce qui est quelque chose de très cou- rant dans le travail militant. […]

Le protocole que je voudrais proposer est nommé « calling to ». Plutôt que de dénoncer (call-out) ou de confronter (call-in), il s’agit de faire savoir (call to) ce qui est en train de se passer, sans jugement. Voici un résumé ra- pide d’à quoi cela peut ressembler. Veuillez noter que ce ne sont que des

indications, qu’il est possible d’adapter à différents contextes pour prendre en compte des facteurs comme le privilège, le temps, l’énergie et l’espace. De plus, je vois le « call to » comme une pratique vouée à s’intégrer dans notre vie quotidienne, de manière à devenir, au final, spontanée et sans format défini.

    1. Il y a une sensation d’inconfort dans notre corps.
    2. Prenons le temps de remarquer ces sensations inconfortables, sans avoir besoin de faire quoi que ce soit dans l’immédiat. Est-ce de la tristesse, de la colère, de la peur ?
    3. Se demander : à quelles expériences de mon vécu ces sensations et émotions sont connectées ?
    4. Offrir à l’autre, ou au groupe, et dans les limites de ce qu’il est sain pour nous de dévoiler, ce que l’on observe.
    5. Il peut même être utile de dire : « J’observe X. Voici ce qui m’ar- rive ». Nous pouvons soit attendre une réponse, soit envoyer intentionnellement une invitation à nous soutenir.

Au fond, le « call to » est une pratique qui consiste à réagir à une situation qui serait normalement considérée comme conflictuelle par l’ouverture et le main- tien d’un espace pour la résoudre. Même s’il peut sembler contre-intuitif de répondre à une blessure de manière aimante et bienveillante, je le pense comme étant ultimement une pratique de compassion pour soi-même en premier lieu. En réalité, « calling to » commence par ouvrir un espace pour soi-même.

EN BREF :

Adopter une approche descriptive de ses ressentis et émotions lorsque nous nous sentons blessé·e·s ;

En tant que groupe, se donner l’espace pour accueillir et prendre en compte leur expression en vue d’une résolution.

Mise en garde contre les usages oppressifs de ces outils

La communication non-violente, le « call-in » et tout ce que nous venons de pré- senter comme des bonnes pratiques communicationnelles peuvent être utilisées pour dénigrer, opprimer ou réduire au silence.

À nouveau : un outil n’est pas une fin en soi

En effet, exiger de chacun·e la maîtrise de ces stratégies complexes de commu- nication pour s’exprimer aboutirait à des dynamiques élitistes et classistes de confiscation de la parole, où seules les personnes « bien éduquées » selon les standards du groupe pourraient s’exprimer. Cela exclurait de facto de nom- breuses personnes ne maîtrisant pas ces outils de communication, déficientes intellectuelles, ou étant simplement dans un état émotionnel ne leur permettant pas d’y recourir. Ainsi, au lieu de porter la CNV aux nues en en faisant un standard universel, considérons l’établissement de pratiques de communication efficaces et non destructrices comme une compétence collective à acquérir, à son rythme, selon ses moyens, et sans jamais confondre l’outil avec une fin.

Par ailleurs, nous devons prêter une attention toute particulière à ce que nous percevons ou considérons comme une parole violente.

La « violence » du désaccord

En effet, pour quantité de personnes subissant une oppression, sortir du si- lence et briser l’invisibilité auxquelles elles sont contraintes ne peut se faire sans « briser » symboliquement le discours à l’intérieur duquel elles sont op- primées. Ainsi, même si dire « l’essentiel du milieu militant écologiste en France est blanc et il est difficile de trouver sa place en tant que personne non-blanche » n’a rien de violent, la remise en question de la blanchité comme norme, donc du caractère « inclusif » des collectifs où il est complexe de trouver des représenta- tions et des points d’accroche pour les personnes racisées (subissant une oppression sur la base de leur couleur de peau et/ou d’une assignation ethnique réelle ou imaginée), pourra être perçue comme un discours agressif ou violent de la

part de personnes inconscientes de cette réalité ou des bénéfices que leur confère leur propre blanchité. Et cela fonctionne même entre personnes conscientes de l’existence de nombreuses oppressions systémiques : la remise en question d’un discours dominant (à l’échelle globale ou d’une communauté/un milieu social par- ticulier) sera souvent perçue comme violente, simplement parce qu’elle détone ou que le discours majoritaire n’admet pas qu’il puisse y avoir des alternatives.

En outre, il faudrait interroger le caractère nécessairement indésirable de la vio- lence. Certaines paroles, certains discours peuvent-ils réellement être entendus (compris, pris en compte, porteurs d’effets dans le réel) sans violence ? N’est-il pas légitime de répondre par une violence visible (actions directes, interpellations, dé- gradations, tags, etc.) à des violences invisibles (accaparement des ressources, confiscation des logements, destruction de la biodiversité, agressions sexuelles, privation de droits, et j’en passe) ? Est-il vraiment adapté de parler de « violence » pour ce qui touche au discours, au symbolique, à l’autodéfense ? Ces questions, complexes, sont importantes – bien que ce livre ne soit pas le lieu où tenter d’y ré- pondre.

EN BREF :

Le fond est plus important que la forme ;

« Mettre les formes » n’est pas suffisant pour qu’une parole soit entendue, car certaines paroles radicales et/ou opprimées ont de grandes chances d’être perçues comme violentes indépendamment de la forme ;

Se concentrer sur la forme et mettre de côté le fond revient à réduire au silence et à invalider la parole.

– ACCOMPAGNEMENT

B

ien que la prévention soit une étape absolument essentielle qui permet d’éviter ou limiter des crises potentielles, la survenue de crises est inévi- table : en effet, d’une part il est impossible de « tout faire bien », y

compris quand la totalité des personnes impliquées dans un groupe social a la vo- lonté de faire au mieux, d’autre part les conflits sont un passage sain et normal de la vie en société. Par ailleurs, nous ne pouvons considérer les différentes commu- nautés, non plus que les individus, comme indépendantes : les différences d’éducation au conflit et à leur résolution s’ajouteront forcément aux dissensions idéologiques, et il faudra alors trouver des moyens de traverser la crise.

Prémisse : qu’est-ce que le « care » ?

Le care, « prendre soin » en anglais, est une notion qui désigne les attitudes et dis- positifs de sollicitude et de soin permettant d’accueillir et d’accompagner les personnes selon leurs besoins. Les relations de care sont multiples et peuvent prendre des formes transitoires ou plus définitives : élever un enfant, écrire à des détenu·e·s, préparer un repas à son colocataire ou prendre le temps d’écouter une amie en détresse constituent autant de formes de care, parmi bien d’autres.

Au sein des groupes affinitaires (voire militants ou associatifs, si la culture du groupe le permet), ce travail de soin se manifeste souvent lors d’une blessure, par exemple lorsqu’une personne est affectée par une expérience douloureuse, est la cible d’une agression ou subit un épisode de maladie chronique durant un événe- ment collectif par exemple.

Pour établir des cadres propices au care, il est utile de prêter attention dès le départ à limiter le biais sexiste (même s’il demeure complexe à combattre, a fortiori dans un contexte bénévole). En effet, ce sont bien souvent les personnes ayant intégré les injonctions sociales associées à la « féminité » qui s’y collent, qu’elles se soient

portées volontaires pour le faire ou qu’elles se trouvent contraintes à gérer une si- tuation faute de référent·e.

NOTE : Il ne s’agit évidemment pas d’essentialiser la socialisation fémi- nine. Ma formulation vise à exprimer que même s’il y a un schéma de socialisation féminine lié au soin, ce n’est pas strictement lié au genre, et en- core moins au genre d’assignation : les femmes trans peuvent bien entendu l’avoir intégré même en ayant été poussées dans une socialisation masculine dans l’enfance, toutes les femmes cis ne l’intègrent pas, les hommes trans peuvent ou non se reconnaître dans/avoir été affectés par ces injonctions so- ciales sexistes présentes dès le plus jeune âge (dans la famille, à la crèche, à l’école, etc.), les personnes non-binaires quel que soit leur genre d’assigna- tion peuvent avoir intégré ou non ces injonctions, etc. C’est aussi fréquemment le cas des personnes ayant eu à s’occuper de proches – jeunes frères et sœurs, parents malades ou handicapés, etc. – par exemple : le biais de genre, s’il existe, n’est qu’un des nombreux facteurs qui mènent une per- sonne à intégrer ou non ces normes de soin. Comme toute norme sociale, il s’agit d’une observation générale, moyenne, voire d’un spectre. Le degré de conformité de l’individu à cette norme ne saurait être déduit mécaniquement,

ni de son identité, ni de ses expériences.

*

Voici quelques pistes pour formaliser le travail de soin, et ainsi contribuer à mieux le répartir.

L’équipe-ressource

Lorsqu’on organise un GN, un festival ou tout autre événement s’inscrivant sur une durée supérieure à une journée128, et en particulier lorsqu’un nombre important de personnes est attendu, il est important de mettre en place des équipes de « care », dédiées à la sécurité émotionnelle des participant·e·s et à l’accueil des personnes en détresse (lors de petits événements où la Croix Rouge, ou autre organisation de secouristes, n’est pas présente, l’équipe-ressource peut également être amenée à la prise en charge de troubles physiques, comme des allergies, blessures légères…). Ces équipes-ressources ou « team care » sont des bénévoles non-orga (il est né- cessaire que les personnes en charge de cela n’aient pas d’attachement émotionnel fort à l’événement et soient pleinement disponibles, sans autre tâche parallèle) des- tinées à la prise en charge de personnes en détresse ou simplement « pas bien ». Elles peuvent appartenir à l’association/au collectif mais il est essentiel qu’elles soient indépendantes de l’équipe d’organisation : contact direct et non filtré par d’autres instances, décisions propres, lien avec le reste de la structure et les éven- tuelles instances dirigeantes seulement informatif (pas de subordination). Il est également nécessaire qu’une équipe-ressource bénéficie de moyens financiers (budget propre) et matériels (un espace dédié, etc.).

Le rôle des équipes-ressources se sépare en trois phases, quoique les organisations se limitent souvent (faute de bénévoles ou faute d’y penser) à la deuxième : avant, pendant et après l’événement.

Avant

En amont de l’événement, il est nécessaire d’identifier clairement les personnes qui tiendront le rôle de personne-ressource durant. Cela permettra aux partici- pant·e·s d’avoir connaissance de la constitution d’une équipe-ressource, d’être rassuré·e·s en mettant des visages/noms sur celle-ci, et de les contacter afin de

  1. Temporalité arbitraire : simplement, une équipe complète n’est peut-être pas nécessaire pour un événement de quelques heures, comme un atelier ponctuel ou une projection.

leur communiquer des informations pertinentes ou de se rassurer. Mettre en place un contact par mail en amont a de nombreux bénéfices : par exemple, des per- sonnes souffrant de troubles anxieux pourront bénéficier d’interlocutaires bienveillant·e·s pour les rassurer, écouter leurs craintes sans les prendre personnel- lement (d’où l’importance que ce ne soient pas des personnes en charge de la création, de la sélection des participant·e·s, de la gestion… mais bien dédiées en- tièrement à l’accueil des personnes), des personnes sujettes aux crises d’angoisse, autistiques ou d’épilepsie pourront partager en amont la marche à suivre pour les prendre en charge en cas de crise, etc.

Pendant

L’accueil en amont sert à renforcer le dispositif principal sur place : la zone d’ac- cueil émotionnel, zone sécurisée ou « Safe Zone ». Il s’agit d’un espace « hors événement » (qui ne sert à aucun moment de zone de jeu, d’ateliers, de discussion, de sociabilité, etc.), de préférence dans un endroit calme et accessible, où les per- sonnes en détresse émotionnelle, ayant subi un choc, une agression, une interaction désagréable ou un simple « coup de mou » peuvent trouver du soutien. On y trouve typiquement, outre des bénévoles reposé·e·s et formé·e·s à l’accueil de personnes en situation de détresse : de l’eau, du thé, des plaids ou couvertures, un lit de camp, des bouchons d’oreille ou casques anti-bruit, des peluches, des chaises/poufs/cous- sins pour se poser, des livres ou BD… Bref, il s’agit d’un lieu confortable, calme et accueillant, pour permettre aux personnes en situation de détresse de « redes- cendre ».

Lors d’événements où il n’est pas possible de mettre en place une équipe qui reste fixe, par exemple lors d’événements auto-gérés où tout le monde participe égale- ment à toutes les tâches et profite à égalité des différentes activités, l’équipe- ressource doit cependant s’assurer :

    • D’être identifiable (gommette colorée sur le badgé indiquant nos prénoms et pronoms, t-shirts, présentation en début d’événements suivie de rappels si nécessaire, etc.) ;
    • D’être contactable par divers moyens (en personne, téléphone, SMS…) ;
    • Qu’il y ait toujours quelqu’un de disponible (si les cinq personnes de l’équipe-ressource organisent en même temps un atelier dont elles sont col- lectivement responsables, ça signifie que pendant ce temps, aucun·e bénévole dédié·e au soin n’est disponible) ;
    • Qu’un espace adapté soit disponible (pour isoler la personne en demande, la mettre en sécurité, avoir une conversation privée, lui permettre de se re- poser/recevoir du soin, etc.).

Après

Même si tout semble s’être bien passé, il est important de maintenir pendant quelques semaines (en explicitant la durée sur laquelle l’équipe-ressource restera disponible) le contact mail afin de laisser la porte ouverte à toute remontée d’inci- dents.

Note sur la formation des bénévoles

Les bénévoles care ne sont généralement pas psychologues, et ne doivent pas se penser comme tel·le·s ! Ces personnes doivent être formées à l’équivalent des

« premiers soins » psy, mais cela ne remplace pas une formation spécialisée, de même que les secouristes ne sont pas médecins. Les fiches-techniques citées ci- dessous, établies dans le cadre du GN, constituent le b.a.-ba de l’accueil, et doivent a minima être connues des bénévoles. Si cela est possible, favorisez au maximum la transmission de connaissances entre personnes habituées à l’accueil (en GN ou dans d’autres contextes, associatifs ou professionnels) : ainsi, en 2019 l’association TROLL a par exemple sollicité deux GNistes, Arnaud Oliveau, psychothérapeute spécialisé en thérapie cognitive et comportementale, et Leïla Teteau-Surel, drama- thérapeute, pour une formation rémunérée d’une journée, à prix libre pour les vingt participant·e·s, dédiée à l’accueil des personnes en état de crise émotionnelle. Ar- naud a également organisé à plusieurs reprises des initiations plus courtes à LaboGN ou dans le cadre de l’association lyonnaise RAJR. Sasha Berger, Bruno

Cailloux, Michael Freudenthal, Alise Saint-Dizier et Victoire Schwagger ont égale- ment traduit un atelier originellement produit par Living Games destiné à s’exercer à la gestion de crises, convenant à de nombreux contextes.

L’organisation de formations et de moments de transmission est très importante pour contrer les biais de genre, améliorer la reconnaissance des probléma- tiques de sécurité émotionnelle et limiter la dépendance à un nombre restreint de personnes « sachantes ». Et il n’y a pas besoin de se dédier à tenir une zone d’accueil émotionnel pour en bénéficier ! Plus il y a de personnes capables d’identifier des situations émotionnellement à risque et d’y faire face, plus nos communautés seront résilientes et capables de soin.

En outre : hommes cisgenres, personnes identifiant des lacunes dans votre édu- cation au soin, soyez proactives ! N’attendez pas qu’on vienne vous chercher et prenez les devants pour vous éduquer, organiser des espaces de partage de connais- sances, faire des « stages » informels en proposant systématiquement de seconder des personnes habituées de ces rôles (ce qui ne veut pas dire simplement « aider », mais s’inscrire dans une démarche d’apprentissage en vue de l’autonomie), etc.

(GN) Quelques ressources

  • Guide « Pour un GN sécurisant » de Niina Niskanen129.
  • Atelier « Gestion des crises : émotions, harcèlement, trauma » de Living Games130.
  • FédéGN, FT052 – Pourquoi une zone sécurisée en GN131.
  • FédéGN, FT053 – Comment mettre en place une zone sécurisée en GN132.

129Traduction et adaptation depuis l’anglais: https://ungnsecurisant.wordpress.com/ 130 Lien Google Drive accessible depuis http://larpinprogress.com/fr/incacc/

  1. https://www.fedegn.org/ressources/fiches-techniques/278-ft-052-la-zone-securisee
  2. https://www.fedegn.org/ressources/fiches-techniques/298-ft-053-comment-mettre-en-place-une-zone-securisee- en-gn
    • FédéGN, FT054 – Feuille d’accueil d’urgence de victimes émotionnelles133.

EN BREF :

L’équipe-ressource doit être indépendante de l’organisation ;

Elle doit pouvoir être contactée en amont de l’événement, durant l’événement en un lieu propre et adapté à l’accueil, après l’événement pendant une durée annoncée ;

La formation de bénévoles et la transmission de connaissances sont des points essentiels.

*

Horizontaliser le soin (Collectif Marmite)

La brochure « Quelles ressources pour le soin et le soutien collectif ? » du collectif Marmite134 fournit une liste très diverse d’outils visant à « s’en sortir lorsqu’on est la cible d’une oppression, d’une dynamique de groupe qui pèse sur soi ». Voici certains des outils proposés, résumés :

Fonctionnement en binômes ou par groupes affinitaires

Lors d’une activité ponctuelle, ou sur la durée en préparation de moments clés, for- mer des binômes ou petits groupes par affinité, chargés de s’apporter du soin et du soutien selon les besoins de chaque personne. Créer ces binômes/groupes implique un moment de calibrage pour identifier les besoins, les réactions perti-

  1. https://www.fedegn.org/ressources/fiches-techniques/301-ft-054-feuille-d-accueil-d-urgence-de-victimes- emotionnelles
  2. Collectif Marmite, « Quelles ressources pour le soin et le soutien collectif ? », 2020. https://withdrawn.noblogs.org/files/2022/05/SoutienCollectif.pdf

nentes pour soutenir, la régularité et les modes de « vérification » (comment com- muniquer pour demander aux autres personnes comment elles se sentent et si elles ont besoin de soutien : par exemple, un contact physique est-il pertinent si la per- sonne est en état de dissociation, si oui, comment, etc.). Il est important que les choses soient exprimées le plus clairement et concrètement possible afin de générer un cadre explicite propice à produire un soutien adéquat.

Responsabiliser le groupe

Au début d’une réunion, lors du briefing d’un événement ou autre, rappeler le cadre commun et proposer de le modifier ou le co-construire. Rappeler égale- ment que chacun·e en est co-responsable : ça signifie intervenir en cas de remarque transphobe, antisémite…, de soupçon d’agression, etc. S’assurer que les partici- pant·e·s s’approprient le cadre est un bon moyen pour limiter les incidents et favoriser leur prise en charge individuelle et collective.

EN BREF :

Impliquer tout le monde dans la construction et le maintien du cadre commun permet de mieux assurer et répartir le soin.

*

Gestion structurelle

Lorsqu’un collectif ou une association, de fait ou en droit, se monte, nous sommes généralement porté·e·s par l’enthousiasme et le désir de faire des choses ensemble, omettant – c’est bien naturel – d’être pessimistes. Or, il ne faut pas attendre qu’une crise arrive pour se doter d’outils ! Les décisions prises dans l’urgence ne seraient probablement pas optimales et risqueraient d’être considérées avec méfiance par l’une ou l’autre des parties en conflit, qui pourraient suspecter les personnes qui

tentent de les mettre en place d’être partisanes. C’est pourquoi il est absolument crucial de définir d’emblée des canaux de remontée de problèmes et des instances pour gérer les conflits et, dans le cas où aucun consensus ne pourrait être atteint, les trancher.

Voici quelques questions à vous poser pour donner forme à ces outils :

    • Quels canaux d’expression des griefs/incidents ? Ex : groupes de parole/moments dédiés réguliers, boîte de remontée d’incidents anonyme, instance compétente de l’association/du collectif à saisir, etc.
    • Comment traiter les incidents remontés ? Il est utile de rédiger un proto- cole, contenant la marche à suivre en cas de remontée d’incidents, les personnes à contacter, le type d’informations qui doivent être conservées ou anonymisées au cours de la procédure, etc. Établir une gradation dans les in- cidents, pour juger de leur degré d’urgence, est utile : par exemple, un membre du conseil d’administration accusé d’agression pourra être suspendu du CA de façon provisionnelle afin de ne pas influer sur le protocole de trai- tement des incidents.
    • Quel est le mode de recueil d’informations/d’enquête ? Même en présup- posant la bonne foi des personnes en litige, et même en donnant le bénéfice à la partie victime (s’il y en a une), il est utile de se donner les moyens de comprendre le plus exactement possible la situation : recueil de témoignages des parties en litige, de témoins potentiels, preuves matérielles ou textuelles (échanges de messages par exemple), etc. Il est impératif d’entendre toutes les parties, même (voire surtout) lors d’une accusation grave.
    • Qui est chargé du traitement des informations ? Ex : équipe dédiée indé- pendante, mode de sélection de médiataires/décisionnaires par consensus entre les parties en litige, assemblée générale souveraine, etc.
    • Quelles procédures sont envisagées ? Modalités de médiation interperson- nelle et intracommunautaire (ex : partage d’espace), modalités de gestion

des urgences (ex : prise en charge par une équipe de soutien émotionnel), gestion des désaccords, sanctions éventuelles en cas d’échec au consensus…

En espérant que les outils présentés ici puissent nourrir vos réponses à ces ques- tions, et soutenir l’établissement de procédures à même de rendre associations et collectifs capables de répondre de façon adéquate aux crises inévitables.

EN BREF :

Se doter dès la création du collectif/groupe/association… d’outils pour pallier l’émergence de conflits et incidents dans le futur ;

Plus une procédure est claire et précise, plus elle sera facile à utiliser en cas de besoin.

*

Note sur la concentration des pouvoirs

Bien que me positionnant contre l’exclusion, je me rends bien compte qu’il est utile de relever de leurs fonctions des personnes accusées d’abus et d’agressions (physiques, verbales ou sexuelles), en particulier lors de récidives ou de plaintes multiples. En m’interrogeant sur cette potentielle incohérence, j’ai réalisé ceci : en vérité, c’est la concentration du pouvoir qui est néfaste. Un bon moyen pour ne pas avoir à relever des personnes de postes et mandats leur octroyant une influence à même de compromettre la gestion des conflits et l’intégrité communautaire est de… ne pas concentrer les pouvoirs. Plus facile à dire qu’à faire, il est vrai, en par- ticulier lorsque nous avons baigné depuis si longtemps dans des sociétés hiérarchisées. Mais la circulation des connaissances, l’organisation en collèges di- rigeants, en assemblées générales ou en collectifs autogestionnaires plutôt qu’en conseils d’administration, la répartition des tâches en mandats impératifs tournants

plutôt qu’en « fonctions », etc. sont des moyens de limiter structurellement l’acca- parement des pouvoirs, et la dépendance épistémique collective que cela induit.

Cellule de soutien

Lorsqu’un événement secoue la communauté, ou de façon préventive afin de faire face à des discriminations systémiques, il peut être utile de mettre en place des cel- lules de soutien. Celles-ci ont à la fois un rôle de veille (attention portée à des problématiques spécifiques, disponibilité) et de soutien individuel lorsqu’elles sont saisies.

Une cellule de soutien, pour fonctionner, doit :

    • Être contactable et identifiable. Ex : avoir un numéro de téléphone et/ou une adresse e-mail, être identifiable sur un événement avec des brassards ou autre marqueur visible, communiquer sur l’existence de la cellule (en amont par mail, lors du briefing, par des affiches sur place, etc.), mettre en place de permanences régulières (sur un lieu occupé par l’association et/ou par téléphone), rendre disponible en interne la liste des membres de la cellule pour que les personnes concernées puissent contacter les personnes avec qui elles sont le plus à l’aise, etc. ;
    • Être clairement définie. Il est essentiel que les personnes pouvant avoir be- soin de la cellule sachent exactement a) son objet, b) son étendue. Une lettre d’intention/charte de la cellule permet de définir cela. Ex : « cellule de soutien aux cibles de violences sexistes et sexuelles. La cellule fournit de l’écoute, de l’accompagnement pour prendre contact avec des profession- nel·le·s de santé et mener d’éventuelles démarches légales. Elle bénéficie d’un fonds de secours en cas de besoin financier relatif à une agression sexiste ou sexuelle menée dans le cadre de l’association ou par un de ses membres. Ce fonds est financé par les dons directs et une partie des cotisa- tions versées à l’association. La cellule n’est pas, en revanche, habilitée à prononcer des sanctions, exclure quiconque, ou mener une enquête. » ;
    • Avoir et mettre à disposition des ressources. Ex : liste de praticie·ne·s de santé adapté·e·s, numéro d’un·e avocat·e, connaissance de la marche à suivre pour faire fonctionner l’assurance de l’association en cas de dom- mage matériel ou de blessure…

EN BREF :

Une cellule de soutien doit être contactable et identifiable ; Être définie dans son objet et ses limites ;

Mettre à disposition des ressources.

*

Le rôle des lançaires d’alerte

Le terme « lanceur/lanceuse d’alerte » désigne une personne, souvent dans un contexte politique, qui est la première à dévoiler une faille de sécurité, à dénoncer un système corrompu ou à remarquer un problème dangereux. Du point de vue le plus littéral, ça peut être la personne qui crie « Au feu ! », attirant l’attention des passant·e·s sur un incendie qui vient de se déclarer ; aujourd’hui, le terme désigne par exemple, à un sens plus figuré, des personnes qui dénoncent des mises sur écoute illégales de la part d’un gouvernement ou d’une entreprise. Il s’agit désor- mais d’un statut protégé à l’échelle européenne, et pour cause : mettre le doigt sur un problème grave, impliquant souvent de nombreuses personnes parmi lesquelles des responsables politiques de premier plan, peut s’avérer très dangereux…

Comment transposer ce statut de lançaire d’alerte à l’échelle de communau- tés, sachant que – contrairement à des journalistes un peu trop zélé·e·s enquêtant sur des sujets sensibles – le risque de représailles portant atteinte à la sécurité phy- sique de la personne est relativement faible (mais pas inexistant) ?

Lancer l’alerte : quand, comment, pourquoi

Lancer l’alerte recouvre des pratiques variées : du « call-in » – le fait d’écrire à une personne pour discuter d’actions qu’elle a commises et qui nous semblent poser problème – au « call-out » – la dénonciation publique –, en passant par la saisie d’instances intermédiaires (au sein d’associations, des instances de médiation ou de sanction, ou à une échelle plus grande, la justice d’État), le recours au bouche-à- oreille, la confrontation, etc. Lancer l’alerte peut être nécessaire, et identifier quand/comment est donc crucial.

Nous avons déjà discuté plus haut des problèmes pouvant être causés par certaines de ces pratiques, notamment celles impliquant des dénonciations publiques (bien que les dénonciations privées ne soient pas, loin s’en faut, imperméables aux mé- canismes d’oppression et de harcèlement). L’intention de cette section est double :

  1. Tâcher d’insuffler de bonnes pratiques, étant entendu que ne pas agir lorsqu’on a connaissance de faits répréhensibles revient à participer au système qui les rend possibles ;
  2. Visibiliser les risques encourus par les lançaires d’alerte en remettant en question le statu quo communautaire.

Pour commencer, voici quelques questions à se poser lorsqu’on envisage de lancer l’alerte :

    • Sur la nature des faits identifiés : quels sont-ils ? Sont-ils avérés, ou à dé- faut, a-t-on une certitude raisonnable ? A-t-on effectué des démarches propres à augmenter notre certitude ? Portent-ils atteinte à la sécurité d’au- trui ? Sont-ils intentionnels, accidentels ? Sont-ils récurrents ? Est-il probable qu’ils se reproduisent ?
    • Sur les personnes présumées victimes : vous êtes-vous assuré·e·s qu’elles avaient connaissance des faits dont elles sont présentées comme les vic- times ? Quelle est leur version ? Consentent-elles à ce que les faits soient révélés, les personnes perpétratrices identifiées, etc. ? De quoi ont-elles be-

soin ? Souhaitent-elles que la communauté les aide à obtenir réparation ? Quelle est la nature de la réparation souhaitée, et paraît-elle proportionnée ?

    • Sur les personnes présumées coupables : vous êtes-vous assuré·e·s qu’elles avaient connaissance des faits dont elles sont présentées comme les coupables ? Quelle est leur version ? Consentent-elles à ce que d’autres per- sonnes soient mises au courant ? Avez-vous des raisons d’aller à l’encontre de leur consentement (danger réel et immédiat, manipulation, coercition, menaces…) ? Seraient-elles d’accord pour s’engager dans un processus de médiation et/ou de réparation ?
    • Sur le besoin de lancer l’alerte : qu’est-ce qui vous pousse à lancer l’alerte ? Y avez-vous longuement réfléchi, ou êtes-vous poussé·e par un sentiment d’urgence, d’immédiateté ? Le cas échéant, l’urgence est-elle véri- table (danger réel et immédiat) ? À quelle échelle est-il pertinent de lancer l’alerte (avertir une personne potentiellement en danger, en référer à une structure encadrante comme une association ou organisation d’événement, informer les membres du collectif concerné…) ?
    • Sur la façon de lancer l’alerte : le mode d’alerte que vous avez choisi est-il à même de susciter une amélioration ? Quels sont vos objectifs ? Quels risques encourrez-vous, et quels moyens avez-vous pour vous en protéger ?

Certains principes sont à respecter absolument :

    • Ne jamais agir sans le consentement des victimes à moins d’un danger réel et imminent.
    • Réfléchir à l’impact souhaité avant d’agir, pour ne pas enclencher des processus qu’on ne souhaite pas voir intervenir (ex : justice pénale, cam- pagnes de harcèlement…).
Ne pas faire d’actions susceptibles de constituer un risque réel pour votre sécurité ou celle d’autres personnes.

EN BREF :

Lancer l’alerte peut être nécessaire, mais des précautions sont à prendre pour se protéger et protéger les personnes impliquées ;

Bien réfléchir à pourquoi et comment lancer l’alerte, et aux conséquences potentielles sur individus et communauté.

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Protéger les lançaires d’alerte

Quelle que soit l’échelle, groupes, États, associations… tendent à une certaine iner- tie, à un statu quo qui rend difficile la remise en question. C’est un phénomène normal, car tout le monde aspire à une stabilité (bien que l’état stable visé puisse grandement différer) : néanmoins, cette tendance inhibe la possibilité de change- ment et de réflexivité. Ainsi, bien que se questionner sur les fonctionnements du groupe soit nécessaire, les personnes qui portent ce questionnement sont rarement accueillies à bras ouverts : la critique, quelle qu’en soit la forme, expose la per- sonne qui la commet à des sanctions sociales. Même la critique la plus mesurée, formulée avec le plus de tact, pourra être mal accueillie, simplement parce qu’il est compliqué d’accepter une critique. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’un collectif est impliqué, renforçant l’inertie et la réactance des individus (phénomène psycho- logique qui pousse, lorsqu’on se sent menacé dans une liberté ou une croyance, à manifester des comportements défensifs disproportionnés135).

Les lançaires d’alerte, même lorsqu’iels n’encourent pas de risques physiques, sont ainsi exposé·e·s à l’exclusion (souvent passive) et à l’isolement, leur présence, même après que les problèmes soulevés aient été reconnus et adressés, générant

  1. Gull Hackso, « Les chemins de la censure », horizon-gull, YouTube, 2019. https://www.youtube.com/watch?v=hZueeA9b1xY

dans le groupe un sentiment d’insécurité. En effet, une personne ayant déjà brisé le statu quo paraît plus susceptible de le faire à nouveau, ce qui peut susciter un manque de confiance de la part des autres membres de la communauté. Cette per- sonne peut également être accusée d’avoir dénoncé des faits problématiques par volonté de gagner de l’influence ou du pouvoir, quand bien même l’examen des faits suggère au contraire une perte d’autonomie sociale ou une mise à l’écart.

En tant que membre de la communauté non impliqué directement dans une crise, il est généralement plus facile (et tentant) d’éviter tout contact avec des personnes trop identifiées dans la crise en question. Cela mène ainsi fréquemment à l’exclu- sion des victimes, des perpétrataires… et des lançaires d’alerte, dont la présence constitue un rappel douloureux de la vulnérabilité des communautés.

Ne vous laissez pas avoir par ce mécanisme : continuez d’inclure les personnes touchées par une crise, de les inviter à vos soirées jeux, vos chantiers militants, vos conseils d’administration. Nous avons, toutes et tous, la responsabilité et la pos- sibilité de freiner les mécanismes de fragmentation communautaire en acceptant, non pas toujours de confronter, mais aussi simplement de mainte- nir la diversité de personnes et d’opinions en présence. Les lançaires d’alerte prennent des risques pour interrompre les chambres à écho : c’est un travail impor- tant, nécessaire, et qui bénéficie à terme à l’ensemble de la communauté.

EN BREF :

Lançaire d’alerte est une fonction nécessaire, mais qui peut précariser socialement ;

Lutter contre l’exclusion/la mise à l’écart des lançaires d’alerte est nécessaire pour que du travail de remise en question et de critique puisse continuer d’être fait.

Dispositifs de suivi

Même dans le cas d’une médiation réussie, il est nécessaire de mettre en place des dispositifs de suivi pour s’assurer que les parties impliquées aillent bien, que le dif- férend ne renaisse pas sous une autre forme, que les actes reprochés ne soient pas à nouveau commis, etc. Si une personne se soumet à un processus de médiation ou de réparation dans le but de se « débarrasser » du problème et qu’on s’en tient là, cela risque en effet d’avoir à peu près autant d’effets que la justice punitive : au mieux, aucun, au pire, de nouvelles situations de crise se produiront…

Voici quelques idées à mettre en place, de préférence avec l’ensemble des parties :

    • Se fixer un debriefing, informel ou non, plusieurs semaines (par exemple, deux mois) après la résolution apparente de la crise.
    • Mettre en place des « debrief buddies », des partenaires de debriefing, char- gé·e·s de s’assurer du bien-être l’une de l’autre à intervalles réguliers.
    • Identifier une personne (par partie) référente, que les personnes impli- quées peuvent contacter en cas de problème, détresse, etc. Avoir une per- sonne clairement nommée et identifiée pour ce genre de choses permet en effet de limiter le sentiment d’illégitimité qu’une personne peut ressentir (« je ne veux pas déranger », etc.) et donc, d’adresser les problèmes et d’ap- porter du soutien plus tôt.
    • Faire des soirées « détente », destinées simplement à socialiser, autour d’un film, d’un jeu de société… Cela permet de reconstruire une sociabilité hors du conflit, afin de recouvrer un sens de normalité, de vivre-ensemble com- munautaire.
    • Continuer d’impliquer les parties dans le fonctionnement de l’organisa- tion, groupe, association…

La plupart de ces dispositifs sont utiles en dehors du cadre de crise : mettre en place des outils de remontée d’incidents (boîtes à problèmes, questionnaires…), des debriefings, des rencontres dédiées au dialogue… sont aussi des éléments favo-

risant une communauté saine, capable d’aborder ses dissensions et blessures sans se fracturer (voir plus haut, « Espaces d’écoute et de veille »).

EN BREF :

Ce n’est pas parce qu’une situation apparaît résolue qu’elle n’a pas besoin de « maintenance » ;

S’assurer qu’il existe des espaces de dialogue spécifiques ; Prendre soin du tissu social.

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(Extrait) Faire de son call-out un ami, par Tada Hozumi

En dépit des différends profonds avec Tada Hozumi, exprimés plus haut, le texte

« Faire de son call-out un ami » me paraît être une ressource rare et intéressante pour réagir lorsqu’on est soi-même called-out. Le texte est issu, dans sa traduc- tion, du zine Le Village n°4, 2021136 ; publié originellement sur le blog de Tada Hozumi en 2017.

« En tant que personne qui est souvent called-out, une des choses sur les- quelles j’ai vraiment porté mon attention dans ma pratique, au cours de l’année écoulée, a été d’apprendre à apprivoiser les call-out, même ceux dont je considère qu’ils vont trop loin dans la violence et la calomnie. Car, oui, même si je trouve que la culture du call-out est, pour faire simple, validiste et traumatisante, ce qui est important pour moi est de trouver un moyen de m’en faire une amie. Et la manière dont il m’a été possible de faire cela a été de comprendre le call-out comme une forme de migraine qu’aurait

  1. https://zine-le-village.fr/4-3-devenir-ami-avec-son-call-out.html

notre cerveau collectif. Le but ici n’est pas de remporter la discussion — il est de mettre fin à la migraine.

Donc, voici les étapes de que je suis lorsque je fais face à un call-out.

Étape 1 : Self-care

Ma priorité est de surveiller mon système nerveux et de prendre soin de moi. En fait, c’est ma priorité dans TOUTES les situations.

Étape 2 : Ne pas s’aplatir, mais ne pas être blessant

Le début d’un call-out peut être un moment de confusion. Il est bon de prendre le temps de récolter des informations avec précaution. Il s’agit de trouver l’équilibre, certes difficile, entre s’écrouler émotionnellement et deve- nir violent. C’est pour cela que la régulation du système nerveux est si importante.

Étape 3 : Changer son comportement et s’excuser

Nombre de call-outs apportent des retours précieux sur mon comportement. Ils peuvent m’amener à des prises de conscience qu’il peut être à mon avan- tage d’intégrer. J’essaye de m’excuser activement pour les comportements que je me sens sincèrement content d’ajuster.

Étape 4 : Valider les émotions sans approuver le comportement

S’il y a des choses qui ne me semblent pas correctes, je tente de valider les émotions qui se trouvent derrière sans approuver le comportement par lequel elles se manifestent. Bien souvent, les gens peuvent avoir des mots ou des comportements violents envers leurs camarades pendant un call-out, parce qu’ils sont alors dans un état de dérégulation émotionnelle. Je sais avec confiance que je n’ai aucune obligation d’approuver de tels comportements. […]

Étape 5 : Rediriger et laisser partir

J’accepte les call-outs comme faisant partie du chemin qui me fait grandir. Ils arrivent souvent quand nous sommes sur le point de faire naître quelque chose de nouveau, que ce soit une entreprise ou un article. Les call-outs sont des carrefours où l’on découvre avec qui nous souhaitons réellement être en relation, particulièrement lorsqu’ils impliquent de nombreuses personnes comme c’est le cas des miens. Les call-outs permettent de voir en qui vous pouvez avoir réellement confiance pour vous voir et vous accueillir dans votre entièreté. C’est le plus grand bénéfice à être called-out. […]

Étape 6 : Nourrir les relations qui ont été résilientes

Les call-outs nous libèrent du temps et de l’énergie, que nous pourrons dédier aux relations avec des gens qui peuvent nous accueillir dans notre entièreté, défauts compris.

Je pense que c’est un bon moment pour ralentir et témoigner de notre appré- ciation pour les personnes qui sont restées avec nous, même si elles n’approuvent pas tout ce que nous faisons. Il est utile de se rappeler que ces personnes sont vos porte-paroles et les meilleures de vos amies et collègues. Ce sont les personnes avec qui vous avez envie de continuer à progresser. »

  1. – RÉPARATION

Qui a été blessé ? Quels sont leurs besoins ? Quelles sont leurs obligations ? Pourquoi est-ce arrivé ?

Qui a un intérêt dans cette situation ? Quel est le processus approprié pour impliquer les parties prenantes dans un effort pour redresser la situation et éviter qu’elle se reproduise ?

Viciss Hackso, « La justice transformatrice », Hacking Social, 2020.137

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T

elles sont les questions que pose la justice restaurative/réparatrice, ainsi que résumées par Viciss pour le site Hacking Social. L’idée est de traiter le préjudice comme quelque chose qui peut être « réparé », matériellement ou

symboliquement. Cela ne signifie pas que les faits sont annulés ou oubliés. Bien entendu, de nombreux préjudices sont « irréparables » si l’on considère « réparer » comme le fait de revenir à un stade antérieur : les traumatismes qui peuvent être développés à la suite d’une agression, par exemple, ne doivent pas être traités comme s’ils n’existaient pas, au prétexte qu’une sortie de crise a été trouvée.

De plus, une approche restaurative ne doit pas faire l’économie de l’approche transformatrice, qui vise à modifier les conditions sociales dans lesquelles une crise peut se produire.

Dans l’article « Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »138, le militant et es- sayiste canadien Tad Hargrave alerte contre la tentation de « privatiser » les relations interpersonnelles, de se distancer des conflits et crises relationnelles qui

  1. https://www.hacking-social.com/2021/01/25/jr5-la-justice-transformatrice/ 138 Tad Hargraves, « Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? », Le Village, 2020.

https://zine-le-village.fr/le-mal-est-fait.html

se produisent dans notre entourage, car on ne souhaite pas prendre parti, s’impli- quer, ou qu’on est mal à l’aise avec ce qu’on perçoit comme une immixtion dans

« les affaires des autres ». Pourtant, Hargrave n’a de cesse de le rappeler : « Vos conflits peuvent être privés mais les conséquences ne le sont pas. » Tout événe- ment qui met à mal les liens existant au sein d’un groupe, d’une « communauté » (groupe d’ami·e·s, colocation, association, collectif informel, habitué·e·s d’un même lieu, etc.) affecte, au premier ou au deuxième degré, l’ensemble du groupe dans lequel les personnes en litige sont impliquées.

Pour ce militant, un conflit est ainsi l’occasion de rendre le « village » (ainsi qu’il nomme les groupes de personnes impliquées dans une forme de vie commune, fût- elle ponctuelle et délimitée dans l’espace et le temps) plus fort, en exerçant collec- tivement la capacité à résoudre un conflit, à faire face à une crise. La résilience, mot-clé que l’on retrouve à de nombreux endroits dans le présent manuel, est ainsi une compétence communautaire qui s’exerce dans l’acte collectif de réparation. Voici quelques outils à même de la soutenir.

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Médiation

Globalement, le processus central de la JR [justice restaurative] est la rencontre (di- recte ou indirecte) entre l’offenseur et la victime, parfois incluant la famille de chaque partie, parfois incluant des acteurs de la communauté, voire la rencontre entre deux communautés. Cette rencontre est faite dans un cadre sécurisé approprié, avec un facilitateur qui anime l’échange.139

Une médiation est une rencontre, directe ou indirecte, entre des personnes en conflit ou bien où l’une des personnes a causé du tort à une autre. Elle com-
  1. Viciss Hackso, « Différents processus de justice restaurative », Hacking Social, hacking-social.com, 2020. https://www.hacking-social.com/2020/11/30/jr2-differents-processus-de-justice-restaurative/

prend aussi parfois les personnes non directement impliquées, mais qui ont été im- pactées par le conflit. Elle doit répondre à plusieurs critères.

Le consentement

Le premier critère à remplir dans une médiation est le consentement de toutes les parties : même si vous pouviez contraindre une personne à se soumettre à une mé- diation, cela n’aurait sans doute qu’une efficacité très limitée si elle n’est pas volontaire pour y prendre part.

Toutefois, consentir ne signifie pas nécessairement manifester de l’enthou- siasme, ou même de la foi envers le dispositif : on peut tout à fait venir « à reculons » et quand même bénéficier du dispositif, du moment qu’on s’accorde pour en suivre les règles.

En outre, il peut arriver que la médiation soit posée comme une condition à la réin- tégration, par exemple dans le cas d’une agression, où il est nécessaire que a) le groupe s’assure que le comportement problématique ait été compris afin qu’il ne soit pas reproduit b) la personne victime soit en sécurité et obtienne répa- ration (là encore, réparation ne signifie pas vengeance : ça peut prendre la forme d’excuses, de reconnaissance des faits et/ou ressentis, d’une compensation finan- cière en cas de dégât matériel… et engendrer différents aménagements, comme un partage d’espace, l’engagement de ne pas rentrer en contact direct, etc.).

Le fait que la médiation soit une condition à autre chose est une contrainte : il ne s’agit pas de nier ça. Néanmoins, l’absence de contraintes n’existe pas, a fortiori lorsqu’il y a crise et que nombreuses difficultés émergent : ne plus s’adresser la parole lorsqu’on partage un même espace social est contraignant, avoir peur de croiser une personne qui nous a blessé est contraignant, se priver de cer- taines activités est contraignant…

La médiation est une solution proposée à un problème existant : il y en a d’autres ! Si une personne impliquée dans un conflit ou une blessure désire maintenir son en- gagement dans un groupe, c’est probablement la solution qui offrira le plus de

possibilités de réparation du corps social. Une personne ne souhaitant pas partici- per à une médiation peut choisir de s’éloigner, le groupe s’engageant à maintenir ouverte la possibilité d’une médiation (il est normal d’avoir besoin de temps) ; elle peut aussi proposer une médiation entièrement indirecte, où un (ou plusieurs) membre de confiance du groupe est chargé de faire le lien entre les personnes dans la gestion quotidienne (par exemple, en s’assurant que les deux parties ne se croisent pas en répartissant le temps passé dans une soirée ou un événement où les deux veulent se rendre).

Il est également important de déterminer un niveau de confidentialité pour la mé- diation. En principe, les autres membres du groupe/communauté touchée sauront qu’elle existe, mais il sera nécessaire de garder le contenu des discussions confi- dentiel au moins jusqu’à la fin de la médiation. Médiataires, discutez et fixez explicitement les termes avec les parties : est-il ok de dévoiler l’objet de la mé- diation ? Avec qui et dans quel niveau de détail les participant·e·s peuvent-elles se confier sur leurs ressentis (des choses dures peuvent être dites, et un besoin d’en parler à l’extérieur/de débriefer est normal) ? À quel moment et dans quelles condi- tions est-il utile de faire un retour « officiel » au groupe ? Etc.

L’expression claire des parties

Dans un conflit, cela correspond à l’expression des points de vue dans l’écoute, sans s’interrompre ou se renvoyer la balle, en faisant l’effort de prendre en compte le point de vue de l’autre (même s’il ne s’agit pas nécessairement de l’accepter comme « la vérité », la reconnaissance mutuelle du point de vue de l’autre est une étape nécessaire pour comprendre le conflit et aboutir à une résolution).

Dans une situation de blessure, il s’agit d’abord de créer un espace à l’expres- sion du ressenti de la victime, de sa blessure. Pour cela, il est nécessaire que la personne ayant blessé ne soit pas « convoquée », comme devant un tribunal,

« sommée » de s’expliquer, ou autre situation propre à la mettre sur la défensive : en effet, pour être capable d’accueillir les émotions (et parfois accusations) d’une personne que l’on a blessée, il faut que nous soyons nous-mêmes dans une position

suffisamment sécure pour le faire. Si la médiation est ressentie comme un tribu- nal, alors seul un affrontement de points de vue peut se tenir, et pas une sortie collective de crise. C’est aussi pour ça que le système judiciaire, nécessairement oppositionnel et tentant d’établir un « équilibre » entre préjudice et peine, est voué à l’échec : il est dans l’intérêt de chacune des parties de « charger » l’autre plutôt que de l’entendre…

C’est pourquoi la personne ayant blessé doit également pouvoir être écoutée. Si cela est trop difficile pour la personne victime, il peut être préférable de passer par l’écrit ou d’opter pour une restitution indirecte. Le rôle des personnes média- trices est ici crucial : il s’agit en effet de permettre à la personne ayant blessé de s’exprimer véritablement, sans jugement, tout en l’accompagnant dans la prise en compte de l’autre. Comprendre que l’existence d’une blessure n’implique pas automatiquement l’intention de la blessure est souvent nécessaire. C’est quelque chose que les deux parties doivent alors pouvoir entendre, qui peut s’ex- primer de différentes manières selon les contextes et les personnes.

Par exemple, d’un côté : « Je n’avais pas l’intention de te faire du mal, mais je re- connais que mes actes t’ont blessé·e et j’en suis désolé·e », « Je me suis montré·e insensible en faisant passer mes besoins avant les tiens », « Je me suis menti à moi-même en m’imaginant que je pouvais faire ça sans en parler d’abord », « Je comprends maintenant que mon comportement était inapproprié, je m’excuse. ».

De l’autre : « Je suis blessé·e, mais je comprends que tu n’avais pas l’intention de me faire du mal, même si ça n’annule pas ma blessure », « Je réalise que ma bles- sure fait écho à mon histoire personnelle et que tu n’avais pas les éléments pour comprendre comment tes actions m’affecteraient »

ATTENTION : en particulier en cas d’agression, de harcèlement ou de si- tuation pouvant s’apparenter à de l’emprise, il peut être très violent de demander à la personne victime de se confronter à la personne qui l’a bles- sée, de l’entendre. Cela peut par ailleurs renforcer d’éventuelles séquelles psychologiques et mettre à mal son sentiment de « soi », de cohérence vis-à-

vis de ce qu’elle a vécu et ressenti. Dans ces cas-là, même si la médiation pa- raît être une solution souhaitable, il vaut mieux qu’elle soit faite sans la personne victime (mais avec son accord) : l’objectif de la médiation pourra alors être la compréhension du tort commis, la mise en place de stratégies personnelles et collectives pour ne pas reproduire des actes similaires, le par- tage d’espace, une réparation vis-à-vis du groupe… La personne victime peut être tenue au courant si elle le souhaite, ou simplement exprimer ses besoins au départ et faire confiance aux personnes médiatrices.

La ou les personnes médiatrices

Lors d’une médiation, la position de médiataire est ainsi cruciale. En effet, pour qu’une personne puisse agir en qualité de médiatrice, il est nécessaire que :

    • Les deux parties lui fassent confiance : cela peut être par sentiment de son objectivité ou désinvestissement dans le conflit, ou au contraire car la per- sonne a des liens affectifs avec les deux parties et a donc intérêt à une sortie de crise où la cohabitation est possible ou, à défaut, où les besoins de cha- cun·e sont pris en charge au mieux.
    • Elle se sente capable de tenir ce rôle : même s’il est fréquent de s’investir dans une médiation par sentiment de devoir envers sa communauté, il est important de s’assurer d’être émotionnellement et matériellement véritable- ment disponible, sans quoi la personne médiatrice se ferait immanquablement du mal. En effet, tenir un rôle de médiation implique d’écouter des choses dures, souvent exprimées sans filtre, d’être capable de garder la tête suffisamment froide pour y réagir sans encourager la polarisation ou l’essentialisation, de confronter chacune des parties sur leurs propres incohérences ou manquements, de pouvoir opérer une prise en charge émotionnelle d’urgence, etc.
    • Elle dispose elle-même de soutien : en effet, les risques de blessure émo- tionnelle sont bien présents pour les médiataires, et ce même sans investissement émotionnel préalable (médiation par une personne extérieure

au conflit, voire au groupe). Il est ainsi nécessaire que la personne média- trice puisse disposer d’un espace de parole, d’un lieu et de personnes qui lui permettent d’exprimer son ressenti sur la médiation (ce qui ne veut pas dire en dévoiler le contenu, que les parties préféreront le plus souvent à un cer- tain niveau de confidentialité). Être deux permet souvent aux personnes réalisant la médiation de s’apporter mutuellement du soutien et de ré- partir la charge émotionnelle, tout en pouvant peser des décisions difficiles et discuter en profondeur des conditions et du contenu de la médiation.

Comment choisir les personnes médiatrices ?

Chaque situation est unique. Néanmoins, voici certains cas de figure possibles (dans tous les cas, obtenir le consentement de toutes les parties, en litige et média- trice, est bien sûr nécessaire) :

    • Une personne bénéficiant de la confiance de la plupart des membres d’une communauté (par sa compétence, son ancienneté, son investissement dans des situations passées…) est immédiatement discernable (c’est la figure de « l’aîné·e ») ;
    • Un·e ou des ami·e·s en commun qui ne souhaitent pas prendre intégralement parti pour l’une ou l’autre des parties se proposent pour recueillir les points de vue et établir un dialogue ;
    • Lorsque l’événement ayant mené à la crise s’est produit dans un cadre pré- défini (association, événement accueillant du public…), la structure orga- nisatrice propose ses propres ressources (équipe dédiée à l’accueil des personnes, membres mandaté·e·s du conseil d’administration ou collège di- rigeant, etc.) ;
    • Les personnes en litige proposent chacune une personne pour réaliser la médiation – de façon raisonnable, le but n’étant pas d’aboutir à un « match de champions »… – : chacune des parties peut mettre un veto sur la per-

sonne proposée par l’autre (en évitant bien sûr de mettre un veto systéma- tique), jusqu’à ce que deux personnes soient sélectionnées et donnent leur accord. Elles travaillent ensuite ensemble pour établir des modalités de mé- diation et la mener ;

    • Dans certains cas (lorsqu’un dépôt de plainte est effectué par exemple), un·e médiataire professionnelle peut être mandaté·e.

Personne n’est jamais « objectif » : ainsi, sélectionner des personnes sur la base de leur détachement n’est pas toujours la meilleure solution, en particu- lier lorsque des relations sociales complexes et intriquées sont en jeu. Que vous soyez médiataire, proche, témoin, personne ayant subi une agression, personne l’ayant commise, lançaire d’alerte, etc., efforcez-vous de faire preuve de la plus grande honnêteté envers vous-mêmes et les autres, même lorsque cela im- plique de reconnaître – et ça nous arrive à toutes et tous – un comportement inapproprié. Le succès d’une médiation dépend en effet de la meilleure volonté de toutes les personnes impliquées.

Définir des objectifs

Enfin, il est crucial de définir les objectifs de la médiation : en effet, il peut arri- ver que les objectifs des différentes parties soient contradictoires, parfois jusqu’à apparaître irréconciliables.

Dans ce cas, la médiation prendra sans doute l’apparence d’une négociation, visant à définir les nouveaux contours du monde social post-crise : bien que cela puisse être extrêmement décevant, car cela marque un échec dans la réparation du groupe, une médiation ainsi cadrée peut constituer une étape importante afin de ne pas me- ner à de nouvelles phases d’escalade et d’envenimement. Elle peut être nécessaire ne serait-ce que pour que la séparation du groupe/de certaines parties ne mène pas à des violences futures (rumeurs, disqualification systématique auprès d’autres groupes/événements, etc.). Dans tous les cas, néanmoins, il ne s’agit pas d’imagi- ner la réparation comme un retour aux choses telles qu’elles étaient avant la crise : ça n’est tout simplement pas possible, la crise étant vouée à marquer, de

façon positive comme négative et de multiples manières, la communauté et les in- dividus qu’elle touche.

Ainsi, chaque partie doit se demander quels sont ses objectifs, et les médiataires tâ- cher au mieux de les rendre atteignables. Bien que ces objectifs soient nécessairement propres aux individus et situations, en voici quelques exemples fré- quents :

    • Pour une personne blessée ou ayant subi une agression : s’exprimer sans être interrompue ou que son expérience soit minimisée ou niée, que la per- sonne l’ayant agressée reconnaisse ses actions, obtenir des excuses, être rassurée sur le fait que des choses similaires ne se reproduiront plus, com- prendre comment les faits ont pu se produire, obtenir un partage d’espace…
    • Pour une personne accusée d’avoir commis une agression : donner sa version des faits, s’excuser, comprendre ce qui lui est reproché, obtenir du soutien pour cesser un comportement problématique, être rétablie dans ses cercles sociaux, obtenir un partage d’espace…
    • Pour une personne s’estimant autrement lésée : obtenir réparation d’un préjudice, obtenir la reconnaissance du préjudice, s’exprimer…
    • Pour une personne engagée dans un conflit : exprimer son point de vue sur le conflit, tenter de comprendre, obtenir la vision des autres parties, com- prendre les causes et les racines du conflit, obtenir réparation, s’excuser, trouver un point d’entente…
    • Pour les personnes médiatrices : amener les parties à prendre en compte le point de vue des autres, amener à reconnaître et comprendre un acte ou com- portement problématique, rompre le cycle de la violence, réhabiliter les personnes écartées du groupe, produire les conditions d’une réparation, aider à la compréhension, reconstruire les faits…

NOTE : La tentation de la psychiatrisation, ou du moins de la psycholo- gisation des litiges – a fortiori quand ceux-ci sont perçus comme unilatéraux,

comme une agression –, peut nous mener à exiger de l’autre qu’iel suive une thérapie. Outre le problème économique, dans un pays où l’accès aux soins psychologiques n’est toujours pas libre et gratuit, l’obligation de soins constitue une forme de violence essentialisante. Il est toujours possible de suggérer le recours à un·e professionnel·le et de proposer de l’aide dans la recherche d’accompagnement psychologique, mais nous ne devons pas mini- miser la violence que cela peut constituer dans un contexte où le recours à du soin psychologique est toujours stigmatisé (et les personnes le recevant stig- matisées à leur tour). Au lieu de « Tu es dangereuse, il faut que tu voies un psy » ou « Je refuse de te voir tant que tu n’as pas de suivi psychologique », un·e médiataire peut essayer « J’ai l’impression que le problème qui se pose ici est récurrent, as-tu pensé à solliciter l’aide d’un·e thérapeute pour com- prendre et agir sur ce schéma ? ». Le soin psy est quelque chose que l’on

sollicite à son propre rythme…

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Quelques ressources :
    • Viciss Hackso, En toute puissance. Manuel d’autodétermination radicale, Hacking Social, 2021. En particulier le sous-chapitre « Le processus de res- ponsabilisation », qui décrit le processus de l’association américaine Philly Stand Up! qui agit notamment auprès de cibles et perpétrataires de violences sexuelles.140
    • Starhawk, « Les conflits dans les groupes », dans Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021, pp. 179-222.
  1. https://www.hacking-social.com/pdf-gratuits/

EN BREF :

Une médiation est un dialogue ou une confrontation entre parties en litiges, facilité par une tierce personne ;

Elle doit être librement consentie et cadrée d’une façon qui convienne aux différentes parties ;

Elle doit fixer des objectifs et tâcher de les atteindre à travers l’expression des parties, la prise en compte du point de vue de l’autre et la recherche d’une sortie de crise ;

C’est un exercice difficile, qui requiert de nombreuses compétences, l’investissement de toutes les parties et des ressources de soin importantes pour tout le monde ;

Une médiation n’est pas un procès, mais un espace d’expression et d’accord en vue d’une réparation et/ou d’une cessation du conflit (ça ne signifie pas un retour à un ordre antérieur).

*

Le théâtre-forum

Le théâtre-forum est une technique mise au point par le militant et metteur en scène marxiste brésilien Augusto Boal qui consiste à jouer, dans la rue, une scène de la vie quotidienne qui se finit mal (un conflit avec le patron, au sein du ménage, etc.) et à inviter le public à prendre la place des actaires pour résoudre la si- tuation.

Cette technique peut facilement être transposée sans mettaire en scène pour nous apprendre à réagir à des situations critiques ou pour « debriefer » et désescalader des situations auxquelles nous avons échoué à répondre. Dans une formation com-

mandée par l’association TROLL (trollball et jeu de rôle grandeur nature) en 2019, le psychothérapeute Arnaud Oliveau et la dramathérapeute Leïla Teteau-Surel avaient ainsi utilisé cette technique pour former les participant·e·s à réagir à di- verses situations. C’est également en ce sens que l’atelier « Crisis Management Workshop » de l’organisation américaine Living Games, traduit en français par Sa- sha Berger, Bruno Cailloux, Michael Freudenthal, Alise Saint-Dizier et Victoire Schwagger sous le titre « Gestion de crise : émotions, harcèlement, trauma », invite à réfléchir, à partir de situations adaptées au GN mais aussi à d’autres contextes collectifs (festivals, conventions, conférences…).

Si ces deux usages sont circonscrits à un contexte de formation/d’atelier, les prin- cipes du théâtre-forum peuvent tout à fait être appliqués au quotidien. Il m’est arrivé de me livrer à cet exercice dans un bar, suite à une interaction déplaisante d’un membre du groupe avec un autre client à laquelle il n’avait pas su réagir : en une dizaine de minutes, non seulement nous avions imaginé ensemble d’autres is- sues à l’interaction, mais nous avions en plus impliqué une autre cliente extérieure au groupe et tout le monde se sentait plus à même de gérer des situations similaires dans le futur. En invitant à la coopération et l’intelligence collective, le théâtre- forum permet en effet d’imaginer des façons créatives et collaboratives de ré- soudre des problèmes.

Quelques références :
    • Sasha Berger, Bruno Cailloux, Michael Freudenthal, Alise Saint-Dizier et Victoire Schwagger, « Gestion de crise : émotions, harcèlement, trauma », traduit de Samara Hayley Steele, Sara Hart, John Stavropoulos et Sarah Lynne Bowman, « Crisis Management Workshop », 2018 (2016).141
    • « Théâtre-Forum », site de la compagnie Le Théâtre de l’Opprimé142.
  1. Accessible via https://larpinprogress.com/fr/incacc/
  2. http://www.theatredelopprime.com/compagnie/theatre-forum

EN BREF :

Le théâtre-forum est une technique mettant à profit l’intelligence collective pour imaginer des issues différentes à une situation critique.

*

Cercles de parole

Pour réparer, encore faut-il pouvoir exprimer les besoins, mais aussi les griefs, le ressentiment, la détresse… Des cercles de parole, dédiés à l’expression de cha- cun·e, peuvent être mis en place pour répondre à ce besoin. Ils peuvent prendre diverses formes, néanmoins, voici quelques principes qui nous paraissent essen- tiels :

    • Le respect de la parole d’autrui : que la parole soit répartie de façon auto- gérée ou avec l’aide de facilitataires (encadrement du temps de parole, prise d’un tour de parole), il est important que les participant·e·s s’engagent à ne pas se couper la parole et à s’écouter. Faire de la place pour les personnes ayant du mal à prendre la parole ou restant en retrait est également essentiel, par exemple en ménageant un tour de clôture à chaque discussion où les per- sonnes sont individuellement invitées à intervenir (la présence de facilitataires peut aider à mettre en place des solutions).
    • La possibilité de sortir/faire des pauses : ces discussions peuvent être, et sont souvent, lourdes et complexes. Il est important que chacun·e puisse sor- tir à n’importe quel moment, de préférence sans avoir à se frayer un chemin à travers une salle bondée sous le regard de tout le monde, mais aussi que des pauses puissent être aménagées en avance et réclamées à n’importe quel

moment (mettre en place un signe spécifique à l’intention de facilitataires ou du reste du groupe peut être envisagé). Reporter la discussion à une pro- chaine session peut également être une bonne idée, la fatigue et la tension pouvant se faire sentir et nuire à la qualité de la discussion.

    • La volonté de réparation : cela peut paraître évident, mais pour qu’un cercle de parole ne se limite pas à un théâtre d’accusations, voire de diffama- tion ou de harcèlement, il est nécessaire que les personnes qui y prennent part aient à cœur d’avancer, de résoudre les conflits. Cela ne veut pas forcé- ment dire que la cohésion du groupe pourra être maintenue : parfois, des scissions ou des séparations ne peuvent pas être évitées. Néanmoins, des cercles de parole où tout le monde a une volonté de réparation peuvent per- mettre que la séparation ne soit pas un déchirement, et que les ressentiments mutuels soient amoindris.

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(Exemple) « Coordination de groupes Bi+ » et « Animer votre groupe », ex- traits de la brochure « Growing a Bi+ Community »

Je reprends et traduis ici, d’une façon abrégée, les sections « Bi+ Group Coordi- nation » et « Facilitating your group » (pp. 15-23), issues de la brochure

« Growing a Bi+ Community » (Bisexual Ressource Center, 2020), destinée aux facilitataires et organisataires de moments communautaires entre personnes bi+ (personnes non-monosexuelles et en questionnement). Ces principes peuvent s’ap- pliquer quel que soit l’objet du groupe.

Le Bisexual Resource Center distingue d’abord plusieurs « Formats de groupe » :

    • Groupe de soutien entre pairs (peer support group)

Le but premier des groupes de soutien entre pairs est de fournir aux participant·e·s un espace sécurisant et mutuellement bénéfique pour discuter des questions et pro- blèmes liés à leur orientation sexuelle et de nouer des relations avec d’autres per-

sonnes qui s’identifient, ou pensent possiblement s’identifier, comme bi+. Les sujets discutés dans ces groupes proviennent généralement de ce que les individus présents à une rencontre donnée souhaitent aborder. Lea facilitataire prépare l’espace, donne les règles de base et guide la discussion, tandis que les participant·e·s génèrent iels- mêmes les sujets de discussion.143

    • Groupes de discussion

Les groupes de discussion sont généralement plus structurés que les groupes de sou- tien entre pairs, et lea facilitataire sera peut-être amené·e à prendre un rôle plus actif dans la tenue des discussions. […] Bien que des digressions ou autres sujets non-liés soient presque certainement amenés à se produire de temps en temps, les partici- pant·e·s s’attendent à ce que la plupart de la conversation se concentre sur le sujet de discussion prédéterminé.

Groupes sociaux/de construction communautaire

Les groupes à visée sociale ou de construction communautaire se concentrent généra- lement sur le fait que les participant·e·s aient l’occasion d’apprendre à connaître d’autres personnes bi+ dans un contexte moins structuré.

La brochure fournit également de précieux conseils pour choisir et mettre en place l’espace, mais également pour faciliter les échanges. Les points soulevés en ma- tière de facilitation sont :

    • Le rôle de facilitataire : « gérer la logistique de l’événement, créer un en- vironnement accueillant pour les participant·e·s et fournir des références et ressources adaptées ».
    • Les règles de base : expliciter un ensemble de principes et règles basiques adaptées au public et au motif du groupe.
    • La confidentialité : « Rappeler aux participant·e·s de ne pas révéler les noms des personnes présentes à la rencontre, ajouter qu’iels peuvent men- tionner les thèmes généraux discutés durant le groupe avec d’autres, mais
  1. « Growing a Bi+ Community. A Handbook for Facilitators. », Bisexual Resource Center, 2020, p. 15. Les cita- tions suivantes en sont également tirées (pp. 15-23). www.biresource.org

qu’iels ne doivent pas donner de détails spécifiques. Les participant·e·s doivent aussi pouvoir utiliser des pseudonymes, non leur nom réel, si dési- ré. ». Bien que les besoins de confidentialité puissent grandement varier, ces principes généraux sont applicables dans la plupart des situations.

Répartir le temps de parole :

Tous les membres du groupe doivent avoir l’opportunité de prendre la parole dans un groupe de discussion ou de soutien entre pairs. Demander à tout le monde de faire at- tention à ne pas interrompre les autres et de donner le temps à tou·te·s les partici – pant·e·s de contribuer à la discussion. C’est une bonne idée d’encourager les partici- pant·e·s au départ à observer la règle de base « Step Up/Step Back » [Faire un pas en avant/Faire un pas en arrière], qui signifie que si une personne est plus susceptible de dominer une discussion, elle doit faire l’effort de laisser d’autres personnes qui ne sont pas aussi susceptibles de parler prendre l’espace. Cependant, ne jamais pousser les participant·e·s à s’exprimer s’il semble qu’iels n’en ont pas envie. Certaines per- sonnes peuvent juste vouloir écouter, en particulier si c’est la première fois qu’elles participent.

Écoute active et empathique.
    • Prendre garde à ce qu’on révèle de soi-même : en effet, bien qu’il soit ap- proprié, en tant que facilitataire, de partager des histoires personnelles (ce qui peut encourager d’autres personnes à partager, se sentir à l’aise, etc.),

« des partages excessifs de la part de lea facilitataire peuvent faire que des membres du groupe se sentent moins invités à participer. ».

Conclure une rencontre et faire attention au temps.
    • Communiquer après la rencontre : créer une liste mail (en prenant garde à la confidentialité), un réseau social, etc.

Enfin, la brochure nous invite à identifier des « difficultés de facilitation », des événements qui peuvent advenir durant les rencontres et qu’il peut être compliqué de traiter. En voici quelques uns :

Le silence :

De temps en temps, il y aura des moments de silence durant les rencontres. En tant que facilitataire, tâchez de ne pas vous précipiter pour remplir le silence. À la place, essayez d’abord d’identifier si les personnes sont en train de réfléchir, prendre un moment pour digérer quelque chose qui vient d’être partagé, ou ont juste besoin d’une invitation plus explicite à prendre la parole. Le silence peut également indiquer que le groupe est mal à l’aise avec quelque chose qui a été partagé, auquel cas lea fa – cilitataire aura peut-être besoin de faire le point avec le groupe, puis de rediriger la discussion. Cela peut également indiquer que le groupe est prêt à passer à un autre sujet. Cependant, lea facilitataire doit toujours garder à l’esprit que des personnes et des cultures différentes ont l’habitude de pauses plus ou moins longues dans la conversation, donc lea facilitataire doit avoir la capacité de tolérer de brèves périodes de silence durant une discussion.

Des personnes qui parlent trop :

Voici quelques tactiques pour gérer les personnes qui parlent trop :

    • Résumez ce qu’iels ont dit, remerciez-les de leur partage, puis demandez au reste du groupe s’il a eu des expériences similaires ou différentes ;
    • Posez une question, puis nouez délibérément un contact visuel avec un autre membre du groupe, ou demandez à une personne spécifique quelles sont ses ré- flexions sur le sujet. (Cependant, ne mettez pas la pression à une personne silen- cieuse pour parler).
    • En privé, dites à la personne bavarde que vous appréciez sa volonté de contribuer, mais que vous souhaitez vous assurer que tout le monde dans le groupe a l’opportu- nité de parler.
Des personnes qui ne parlent pas :

Tandis que la plupart des groupes ont une ou deux personnes qui sont très bavardes, il y a aussi en principe une ou plusieurs personnes qui sont très silencieuses. Cer- taines personnes sont timides en général et souhaitent observer le groupe jusqu’à ce qu’elles se sentent plus à l’aise. Elles peuvent ne pas être à l’aise pour parler parce qu’elles commencent tout juste à questionner ou réaliser leur orientation sexuelle, ou elles peuvent souhaiter parler, mais avoir besoin pour cela d’une invitation explicite. En tant que facilitataire, il est important de faire attention au langage corporel de lea

participant·e. Par exemple, parfois un·e participant·e ne demandera pas la parole, mais il apparaîtra qu’elle a réagi à quelque chose qu’un·e autre participant·e a dit. Il peut être approprié, en tant que facilitataire, d’inviter cette personne à commenter ou de dire quelque chose comme « On dirait que ça t’a fait penser à quelque chose, Ma- ria, est-ce que tu voudrais dire quelque chose ? ». Ça doit être fait d’une manière à mettre peu de pression. À l’instar de la personne bavarde, il peut être utile de faire le point durant la pause avec une personne silencieuse et de lui dire que vous seriez heureux·se d’entendre son point de vue si elle souhaite le partager. Certain·e·s parti- cipant·e·s peuvent dire qu’elles préfèrent simplement écouter, et c’est tout à fait va- lable.

Les pleurs :

Les sujets de discussion impliquant les relations, la sexualité, l’acceptation sociale ou familiale (ou son absence) peuvent être émotionnellement éprouvants. Le groupe de soutien peut être le seul endroit où une personne se sente à l’aise pour parler de ces aspects de son identité et expérience. En partageant des informations personnelles, il est possible qu’un membre du groupe se sente affecté et pleure. Dans ces cas-là, il est utile d’avoir des mouchoirs sous la main à proposer. En termes de dynamique de groupe, il est bon de se souvenir que les pleurs peuvent être cathartiques et apporter du soulagement. Bien qu’ils puissent mettre d’autres membres du groupe mal à l’aise, il est également possible que le fait qu’une personne exprime une telle vulné- rabilité conduise le groupe à se rapprocher. Lea facilitataire devrait noter calmement que la personne qui pleure est en train d’avoir une réaction forte, et que cette réponse est tout à fait valable. Cela peut être fait en disant, par exemple, « Merci d’avoir par- tagé ça avec nous et de faire confiance au groupe pour ça. C’est clairement un sujet qui fait ressortir des émotions difficiles pour toi ». Lea facilitataire peut ensuite pro- poser de revenir à la personne qui pleure dans quelques instants, tout en demandant au groupe s’il a eu des expériences ou réactions similaires. Il peut aussi être utile d’aller voir la personne à la pause ou à la fin de la rencontre pour voir comment elle se sent.

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(Extrait) « Créer des moments d’expression des besoins et des soucis », du collectif Marmite.

Repris de Collectif Marmite, « Quelles ressources pour le soin et le soutien collec- tif ? », 2020, p. 13144.

« Contexte : après une situation malaisante, une réunion complexe ou tendue, un comportement abusif relevé. Ou de façon régulière dans la vie du groupe.

Objectif : permettre l’expression du malaise, de la douleur, de la blessure. Ainsi qu’en prendre soin par le biais du care et des besoins.

Qui : avec toutes les personnes présentes lors d’un événement ponctuel/pour les moments dans la vie d’un groupe : celleux qui y participent.

Comment ? Créer un espace le plus sécurisé possible (cadre, conditions d’écoute et de niveau d’émotion). Ouvrir des moments facilités pour déposer les choses difficiles, sans que les personnes ne jugent ou ne réagissent dessus. Les solutions peuvent faire partie d’une autre discussion. Écouter est un pre- mier pas essentiel ! Ce cercle de discussion peut être appelé par toustes et à tout moment.

Création : organiser la réunion avec toutes les personnes (vie de groupe)/ faire un cercle de clôture particulier (ponctuel). Commencer la discussion par la création d’un cadre de sécurité et de bienveillance (voir point concerné). Porter une attention très particulière à introduire l’écoute active, la posture de non-jugement et la nécessité de réagir avec le consentement des personnes concernées ! Ou de ne pas réagir du tout.

Fonctionnement : tours de parole ou expressions sur papier en silence, indi- viduellement ou collectivement. Des questions, des sujets de conflit/difficulté ou des thèmes peuvent être préparés en amont. »

  1. https://withdrawn.noblogs.org/files/2022/05/SoutienCollectif.pdf

EN BREF :

Un cercle de parole est un moment de partage et d’écoute ; Respecter et faire la place à la parole est essentiel ;

Il répond à un besoin ponctuel ou récurrent.

*

Rituels

Il y a bien des manières de réparer le corps social : et l’une des façons – elle-même extrêmement variée – de (re)créer du lien social est le rituel, que l’on peut définir de façon large comme un moment collectif symboliquement chargé visant à ré- soudre des tensions ou des changements d’état. Un rituel peut être individuel, mais prend alors source dans des croyances ou pratiques collectives dont il s’ins- pire ou auquel il se rattache. Le parti pris conceptuel de ce texte suppose en effet que la pensée magique requiert la participation ou l’inscription collectives pour fonctionner.

Ironiquement, je suis tombé·e au hasard d’Instagram sur un commentaire qui dé- fendait le call-out pour son caractère rituel de purification sociale et psychique : et, bien que je ne puisse qu’être d’accord avec le constat – la communauté se resserre bel et bien au moyen d’un déferlement circonscrit de haine visant à rompre symbo- liquement avec un mal qui l’affecte –, il me semble que tout autre acte rituel est préférable à la désignation d’un ennemi acceptable et sa déshumanisation violente. Si le but visé est d’accomplir une phrase de redressement, point n’est besoin de re- courir au sacrifice humain – fût-il performatif.

Il y a une infinité de manières de procéder à des rituels, et ce de façon religieuse, spirituelle ou laïque. Selon vos sensibilités, vous trouverez peut-être des inspira-

tions dans le Book of Magic, le dernier livre de la convention de GN nordique in- ternationale Knutepunkt145, ou dans celui de Starhawk, Comment s’organiser ?146.

(Exemple) « Exercice : le conseil des valeurs », de Starhawk

Cet exercice est reproduit de Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021 p. 57. Il s’agit d’un atelier entendu pour la fondation d’un groupe, mais il peut s’appliquer à une refondation après une crise.

« Voici une manière d’appréhender les valeurs fondamentales du groupe en écoutant ce qui vient du cœur. Donnez-vous deux ou trois heures, suivant la taille du groupe.

Matériel nécessaire : un bâton de parole (ça peut être un bâton décoré à cet ef- fet, ou un objet simple comme un stylo ou même un micro) ou tout objet sacré qui puisse facilement passer de main en main ; un carnet. Un scribe prend des notes.

Tout le monde s’assoit en cercle. Le·la meneur·euse peut proposer une brève méditation pour commencer – par exemple, l’ancrage proposé au chapitre 1. Iel explique brièvement le processus, et les règles de base :

    • Faire preuve d’une écoute attentive et respectueuse.
    • Parler seulement lorsqu’on tient le bâton de parole.
    • Faire attention à son propre temps de parole, et penser à passer le bâton.
    • Personne ne parle une deuxième fois tant que tou·te·s n’ont pas parlé une fois.

Ensuite, iel pose cette question : « Quelles valeurs fondamentales vous tiennent à cœur, dont vous voudriez qu’elles soient partagées par le groupe ? »

  1. Kari Kvittingen Djukastein, Marcus Irgena, Nadia Lipsyc, Lars Kristian Løveng Sunde et Anne Serup Grove,

Book of Magic. Vibrant Fragments of Larp Practices, Knutepunkt 2021, 2021.

  1. Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021.

Cette question ouvre une discussion libre qui pourra éventuellement prendre beaucoup de temps, mais qui peut être l’occasion d’un moment de partage ap- profondi. Si votre temps est limité, vous pouvez formuler la question ainsi :

« Citez une de vos valeurs fondamentales que vous voudriez voir partagée par le groupe. Si la valeur que vous vous apprêtiez à citer l’a déjà été par une autre personne, citez-en une autre ou passez le bâton. »

Le bâton peut circuler dans le sens des aiguilles d’une montre autour du cercle, ou être placé au centre pour que chacun·e s’en empare tour à tour en fonction de son inspiration. Lorsque chacun·e s’est exprimé·e ou a eu la pos- sibilité de le faire, on peut entamer un second tour ou passer à une discussion libre concernant ce qui est commun et ce qui diffère.

Terminez avec une chanson, des paroles scandées à l’unisson, une courte mé- ditation ou quoi que ce soit susceptible de renforcer la cohésion du groupe et le sens du partage. »

Actes de réparation

Les actes de réparation, dont l’évocation émaille ce texte, peuvent également constituer des actes rituels. La plupart du temps, en effet, la réparation à l’identique est impossible : ce que nous offrons est donc souvent, plus qu’un remplacement ou un dédommagement, une compensation « magique » pour les actions commises. Remplacer un objet abîmé peut être l’occasion d’en faire un cadeau en ajoutant une touche personnelle, rédiger une lettre d’excuse est une mise en récit rituelle du tort, investir du temps pour s’éduquer ou retisser des liens communautaires peut être in- vesti d’une dimension symbolique forte…

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Quelques références :

Book of Magic : Vibrant Fragments of Larp Practices, edited by Kari Kvittingen Djukastein, Marcus Irgens, Nadja Lipsyc, and Lars Kristian Løveng Sunde. Oslo, Norway : Knutepunkt, 2021.

Axiel Cazeneuve, « Le GN comme pratique magique », 2021. Initialement paru dans Book of Magic, traduit pour Electro-GN147.

Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021.

EN BREF :

Un rituel est un moment ancré dans le collectif visant à un changement d’état ;

Il n’y a pas de forme fixe de rituel, une infinité de pratiques peuvent s’y rattacher ;

L’intention est cruciale.

*

  1. https://www.electro-gn.com/12885-le-gn-comme-pratique-magique

Passer de bons moments

Enfin, il n’y a probablement pas de meilleure réparation que celle qui consiste à se souvenir de pourquoi nous sommes ensemble, pourquoi nous faisons groupe, ce qui nous rassemble, nous lie, nous anime collectivement. J’ai eu trop longtemps tendance, et j’y cède encore parfois, à vouloir adresser chaque conflit, chaque dis- sension, tout de suite, maintenant – dans l’urgence de la confrontation, donnant toute la place au désaccord entre nous et oubliant les raisons pour lesquelles il exis- tait un « nous » pour commencer.

Pourtant, comme j’ai essayé de le démontrer dans les premiers moments de ce livre, l’urgence n’est pas l’état d’esprit le plus propice à la résolution. Penser dans l’urgence encourage les « tunnels » – quand la pensée part dans une direction unique, insensible à l’environnement et aux signaux d’alerte –, les décisions hâ- tives, les réactions émotionnelles. Savoir réagir en urgence est utile dans de nombreuses situations : faire cesser une situation de danger, intervenir dans une agression, secourir une personne blessée… Néanmoins, la plupart des situations de conflit ne sont pas des urgences. Bien qu’il faille éviter de simplement regar- der ailleurs, ce qui envenimerait la situation, faire le constat d’un besoin et proposer de reporter son traitement à une date précise peut être positif. Le temps ainsi dégagé peut être utilisé à des fins de réflexion, de soin individuel et collectif, et aussi… pour tout autre chose. Poursuivre l’organisation de l’événe- ment qui nous relie, organiser une soirée jeux, aller boire un thé avec les autres membres de l’association… Bref, se souvenir de la nature du lien qui nous unit

– et de notre humanité commune.

*

– ET SI ON N’EST PAS D’ACCORD ?

E

t si je ne suis pas coupable de ce dont on m’accuse ? Si j’estime au contraire avoir été agressé·e ? Si la personne ne veut pas comprendre ? Si c’était intentionnel ? Si elle s’estime dans son bon droit ? S’il est évident

qu’elle ne comprendra/changera pas ? Si je pense qu’elle constitue un danger pour d’autres personnes ?

Le droit au désaccord

Nous n’avons pas à accepter la mise en récit imposée par le groupe. Il peut être extrêmement destructeur de laisser la communauté nous définir, et il est essentiel de garder une part critique vis-à-vis de celle-ci. Néanmoins, à mon sens, nous avons le devoir moral de prendre au sérieux le point de vue exprimé et de tâ- cher de le comprendre (ce qui ne signifie pas l’accepter), à condition toutefois de bénéficier d’un droit de réponse et de pouvoir se défendre. Je n’ai pas à « recon- naître » une action que je n’ai pas commise – ce n’est souhaitable ni pour moi, ni pour les personnes qui m’en accusent et qui seraient également enfermées dans une vision fausse des choses. Les processus et outils de dialogue et de médiation sont essentiels pour exercer ce droit au désaccord sans réactance ni harcèle- ment.

Le texte classique de Jo Freeman, « Trashing : le côté obscur de la sororité » ra- conte les dégâts que peut causer le fait de laisser le groupe nous définir :

[L]e mouvement féministe a entraîné ma chute. Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvée à croire toutes les choses horribles que les gens disaient à mon su- jet. Quand j’ai été traitée comme de la merde, j’ai cru que j’étais une merde. Ma ré – action m’a énervée autant que mon expérience. Après avoir survécu à ma jeunesse, pourquoi devrais-je maintenant succomber ? J’ai mis des années à avoir la réponse. C’est personnellement douloureux parce que ça révèle une vulnérabilité à laquelle je pensais avoir échappé. Pendant toute la première partie de ma vie, j’ai survécu parce que je n’avais jamais donné à une personne ou à un groupe le droit de me juger. Je

m’étais réservé ce droit. Mais les douces promesses de sororité du Mouvement [fémi- niste] m’ont séduite. Il prétendait offrir un refuge contre les ravages d’une société sexiste, un endroit où l’on serait comprise. C’était mon besoin même pour le fémi- nisme et les féministes qui m’a rendue vulnérable. J’ai donné au Mouvement [fémi- niste] le droit de me juger parce que je lui faisais confiance. Et quand il a jugé que je n’avais aucune valeur, j’ai accepté ce jugement.148

Intention et trauma

Rentrer dans les détails mériterait un livre à part entière, et je n’en ai pas les com – pétences. Néanmoins, je nous invite à considérer l’intersection entre l’intention de nuire et la blessure ou le traumatisme, voire le trouble psychologique. Pour le dire d’une façon un peu simpliste : une personne en bonne santé mentale et se sentant en sécurité n’a aucune raison de faire du mal de façon intentionnelle. Les blessures infligées peuvent l’être par mégarde ou franche négligence (non-prise en compte des déterminismes sociaux, des systèmes de domination, des besoins spécifiques de la personne qu’on blesse, comportement égoïste ou égocentré, etc.), mais il me semble qu’une blessure intentionnelle résulte dans l’immense majorité des cas de

a) un sentiment erroné de danger, a) une vengeance liée à la perception d’une bles- sure préalable ou c) la reproduction de schémas comportementaux ou d’interprétation acquis.

Alors bien sûr, il est compliqué, quand une personne nous fait mal d’une façon qui semble délibérée, de lui demander « est-ce que ça va ? ». Mais, au moins pour vos proches, et dans une démarche d’honnêteté intellectuelle, pensez-y – ou demandez-vous simplement quels motifs, outre la malveillance, pourraient ex- pliquer l’action.

  1. Jo Freeman, « Trashing : le côté sombre de la sororité », Infokiosques, 2022. Initialement paru en anglais en 1976, https://infokiosques.net/spip.php?article1888

Les limites communautaires

Parfois on peut échouer à faire société. Il y a des gens avec qui je ne fais pas socié- té. Ça ne m’intéresse pas de faire société avec des nazis (ça m’intéresse par contre de faire société avec des ex-nazis, des ex-religieux intégristes ou des ex-néolibé- raux s’iels ont fait (voire commencé) le taf et corrigé les erreurs qui les avaient mené·e·s là où iels étaient, et avec un peu de bonne volonté je veux même bien les y aider). Bon, admettons, les nazis n’ont pas envie de faire société avec moi non plus, c’est même une partie du concept : il reste donc à identifier les groupes et les personnes avec qui on accepte de faire société, et voir comment procéder en pra- tique.

On est droit de se demander : où place-t-on les limites de l’endogroupe, du groupe auquel « je » me sens appartenir et avec qui je partage une forme de quotidien ? Un groupe doit être capable de se séparer quand ça ne fonctionne pas. De préférence sans se déchirer, parce que ça arrive (souvent) de pas être d’accord, de pas bien fonctionner ensemble. Ça ne veut pas dire qu’on est une mauvaise per- sonne ou que les autres le sont. Reste à établir le diagnostic…

L’exclusion… Quand même

L’intégralité de ce manifeste se construit en opposition avec la norme de l’exclu- sion. Pourtant, il me paraît impossible de l’écarter tout à fait.

L’exclusion peut être une solution pour un individu qui pose véritablement pro- blème, engendre un risque pérenne ou – et c’est triste à reconnaître – que le groupe n’est pas à même de prendre en charge149. Une mesure d’exclusion doit toujours avoir des conditions de fin et une durée limitée (à la fin de la période d’exclu- sion, relancez les protocoles décisionnaires). De préférence, fonctionnez par consensus : plutôt que d’exclure, demandez-vous collectivement s’il vous est

  1. Laurence Ingenito et Geneviève Pagé, « Entre justice pour les victimes et transformation des communautés: des alternatives à la police qui épuisent les féministes », Mouvements, vol. 92, n°4, 2017, pp. 61-75. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2017-4-page-61.htm

toujours possible de faire société. Si la réponse est un « non » évident et partagé par toutes les parties, ce qui a des chances d’arriver si tout le monde a eu la possi- bilité de s’exprimer et que des protocoles de communication ont été mis en place, alors l’exclusion est une violence superflue. Il s’agit alors d’une procédure de sépa- ration150, qui peut s’effectuer « à l’amiable ».

Il est utile de prévoir des « clauses de rupture » (règlement intérieur par exemple). Elles auront à la fois un effet préventif (si le cadre est clair, les chances de l’en- freindre par accident ou négligence sont réduites) et fourniront une base incontestable en cas de crise.

Suggestion de règles pour la cellule de préparation de la Danse de la spirale : […]

10. Si l’un·e des membres du groupe enfreint les présents accords de manière répétée et si, après qu’on l’ait [sic.] averti·e et qu’on lui ait [sic.] donné au moins deux chances de modifier son comportement, la personne continue à enfreindre ces ac- cords, le groupe peut, par consensus moins une voix, lui demander de le quitter.151

(Extrait) « Gérer les personnalités difficiles », par Starhawk

Extrait introductif du chapitre « Gérer les personnalités difficiles », dans Sta- rhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021, pp. 223-264 (pp. 226-227).

La lecture du chapitre complet est extrêmement instructive et chaudement re- commandée.

« Identifier les personnalités difficiles

Même si le groupe a trouvé la structure idéale, dispose d’une vision, d’objectifs et de limites claires, de formidables règles pour la résolution des conflits, d’impeccables compétences en termes de communication et d’excellentes méthodes de facilitation des réunions, il se trouvera tou-

  1. Voir ici, Partie I, « Retisser les liens… Coûte que coûte ? ». 151 Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021, p. 65.

jours quelques personnes pour se montrer ronchonnes, grincheuses, ma- niaques, méchantes, tristes, insatisfaites, manipulatrices, colériques, geignardes, donc vraiment difficiles. Qui sont ces personnes ? Il se peut que nous en fassions partie. Les personnalités difficiles ne sont pas une espèce à part. Moi-même – qui suis pourtant douée d’une patience, d’une empathie et d’une compréhension proches de la sainteté –, j’ai pu être considérée comme particulièrement abrupte avec les gens, il m’est arrivé de crier, de jeter des objets, de claquer les portes et de quitter théâtrale- ment les réunions – quand je suis dans mes bons jours !

Quoi qu’il en soit, certaines personnes sont indubitablement et chroni- quement difficiles à gérer. Dans le contexte de ce chapitre, il s’agit de personnes qui présentent des schémas de comportements récurrents, qui communiquent et interagissent d’une manière qui constitue une source constante de désarroi et de conflit. Souvent, ce sont aussi des gens doués, qui contribuent énormément et magnifiquement au fonctionnement du groupe, mais parfois les difficultés liées à une seule personne sont sus- ceptibles de déborder les capacités du groupe à faire face. Iels peuvent miner et même détruire le groupe. Les groupes collaboratifs ont besoin de stratégies pour se protéger et enclencher les étapes qui pourront ac- compagner au mieux ce type de personnalité. »

À suivre…

*

CONCLUSION

Il est malaisé de clore cet opuscule déjà trop long et pourtant loin d’être exhaustif, bien que les révisions effectuées pour la seconde édition me paraissent apporter de nombreux éclairages. Plutôt que m’abîmer encore en dissertations éthiques, voici les quelques principes que j’ai tâché d’infuser dans ce texte, et que j’espère être parvenu·e à transmettre :

  1. Demandez-vous : « pourquoi ? ». « Pourquoi a-t-iel agi de cette façon ? »,

« Pourquoi cela a-t-il été possible ? », etc.

  1. Avant de prendre des décisions, demandez-vous : « dans quel but ? ». Aucune décision ne doit être automatique, mécanique. L’objectif visé, non pas la justification mais l’utilité d’une réaction, servira de compas pour s’orienter dans la résolution.
  2. Fixez des processus avant qu’ils soient nécessaires et tenez-vous-y. Ça implique de souffler un grand coup quand l’émotion de la crise arrive, de prendre du recul et de vous en référer aux solutions que vous avez vous- mêmes pré-établies. Pour mélanger deux memes des années 2010, Keep Calm and Read The Fucking Manual…
  3. Aucune personne, aucune situation n’est un archétype. Nous sommes des faisceaux complexes de déterminations, dont la plupart demeureront de toute façon inconnues. Tâcher d’affiner les explications sociales, psychologiques, personnelles… est nécessaire et toujours incomplet. Bref, faites preuve de nuance en toutes choses : c’est par la caricature qu’on crée les monstres.
  4. Vous non plus n’êtes pas des archétypes. Ne tentez pas de l’être. Nous ne sommes ni pur·e·s ni impur·e·s, ni des saint·e·s ni des monstres. Nous sommes traversé·e·s par des émotions complexes. Nous faisons et subissons du mal. Avec un peu de chance, aussi, nous faisons et recevons du bien. Par- tons de là, voulez-vous ?

Compassion et solidarité,

  • Éris

*

BONUS : Comment ne pas être un·e Sauvaire ?

[…]

Aucune idée. Parlez-en à votre psy.

POUR ALLER PLUS LOIN : QUELQUES RÉFÉRENCES

« Violences, conflits et « justice » intracommunautaire : état des lieux », Festival (in)justices, 2021. Avec le collectif Fracas, Éliot et Leïla. Diffusé en podcast par Galoche Online. https://www.galoche.online/podcasts?id=771&podcast=1644671771_Journe

%CC%81es%20Fracas%20(IN)JUSTICES%201_DEF

Paillettes Toxiques et Sérum Phy. Des pistes pour repérer des dynamiques de pou- voir dans nos relations (pas cis hétéro), 2022. https://archive.org/details/paillettes-toxiques-et-serum-phy

Kai Cheng Thom, « Faire communauté? Gestion des conflits et des agressions dans les milieux queer », Traduction de deux textes de Kai Cheng Thom, 2020. https://trrransgrrrls.wordpress.com/2021/08/12/faire-communaute-gestion-des- conflits-et-des-agressions-dans-les-milieux-queer/

Collectif Fracas, https://linktr.ee/collectif.fracas

Viciss Hackso, En toute puissance. Manuel d’autodétermination radicale, Hacking Social, 2021. https://www.hacking-social.com/pdf-gratuits/

Zine Le Village, https://zine-le-village.fr/

Cindy Milstein, « Organiser l’espace social comme si les relations sociales comp- taients », ROAR Magazine, 2014.

Traduction152 : https://fr.theanarchistlibrary.org/library/cindy-milstein- organiser-l-espace-social-comme-si-les-relations-sociales-comptaient

Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux Éditeur, 2019.

Starhawk, Comment s’organiser ?, Cambourakis, 2021.

  1. Attention, cette traduction comporte de nombreux anglicismes et maladresses. Elle permet cependant de se sai- sir de ce texte, dont le lien en anglais est donné sur le même site.
CRÉDITS

Conception : Axiel Éris Cazeneuve, Rachel Hoekendijk, Leïla Teteau-Surel.

Rédaction : Éris.

Révision, Critique, Relecture : Vräel Bernard, Lucie Choupaut, Nadia Cohen, Coralie David, Rachel Hoekendijk, Leïla Teteau-Surel.

Mise en page : Éris (texte), June Lottin (couverture).

Illustration de couverture : Kaerhon, instagram.com/kaerhon/

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Texte sous Licence Creative Commons CC-BY-NC-SA. Il peut être cité, repris, adapté, complété et diffusé en citant la source et à l’exclusion d’utilisations com- merciales.

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ISBN : 979-10-415-1332-1

Version : V2.1, Avril 2023

Retrouvez une version à jour sur le site ungnsecurisant.wordpress.com

Pour commander une version papier, reproduire ou éditer ce document, ou autre demande, adressez-vous à axiel+ugsec@larpinprogress.com

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Si vous souhaitez adresser des critiques ou autres commentaires, vous êtes bienvenu·e·s, mais je vous demande 1) de me considérer comme un être hu- main, 2) de réfléchir à l’effet que vos mots pourraient avoir sur moi, 3) de noter que quelle que soit la teneur de votre message je ne vous dois pas de ré- ponse et si je n’en ai pas le temps, l’envie ou l’énergie je ne répondrai pas. Les corrections de ortho/typo, les erreurs de citations ou autres erreurs formelles sont néanmoins toujours bienvenues, et seront corrigées sur le PDF.

Je rappelle également que je ne suis ni médiataire pro, ni thérapeute, etc. Pour des besoins de médiation, je vous invite à regarder les conditions du Collectif Fracas (intracommunautaire queer) ou à contacter une association ou un syndicat dont vous êtes proche ou faites partie. Des listes de thérapeutes spécialisé·e·s en théra- pies cognitives et comportementales sont disponibles en ligne, par exemple sur le site de l’AFTCC, Association Française de Thérapie Comportementale et Cogni- tive153.

  1. https://www.aftcc.org
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