PARTIE I – Diagnostic

RÉFLEXIONS SUR LA VIOLENCE INTRACOMMUNAUTAIRE

AVERTISSEMENTS

Ce texte a été initié dans le cadre d’une communauté de pratiquant·e·s de jeux de rôle grandeur nature, abrégé GN, une pratique ludique consistant à incarner physi- quement des personnages dans un monde fictif. Les participant·e·s à des GN s’appellent « GNistes », avec une dimension identitaire (« je suis GNiste » – toutes les personnes pratiquant le jeu de rôle grandeur nature ne s’identifient pas comme telles). Certains exemples et points spécifiques en sont ainsi tirés : néanmoins, les mécanismes décrits et les pistes de résolution sont loin d’y être propres, et peuvent être appliqués à d’autres milieux et communautés, ce que j’ai souvent fait de façon explicite au cœur du texte.

Ce texte parle de violence morale et physique, en particulier d’exclusion, de vio- lences sexuelles et de viol, de punition et de vengeance, de prison, etc. Souvent, ces thèmes sont abordés sous un angle qui diffère des discours militants les plus ré- pandus, avec une radicalité – dans le refus de l’essentialisation des catégories de victime et d’agressaire notamment – qui peut choquer lorsqu’on les rencontre pour la première fois. Je vous invite à prendre soin de vous en le lisant : si vous vous sentez activé·e, indigné·e ou « triggered » par ce qui est dit, n’hésitez pas à souffler, faire une pause, sortir, parler à des ami·e·s, faire quelque chose qui vous fait du bien. Vous y reviendrez plus tard, ou pas : quoi qu’il en soit, soyez as- suré·e que jamais l’intention de ce texte n’est de minimiser ou de nier des expériences d’oppression, de discrimination ou de violence.

Je vous crois. Je vous vois. Je suis l’un·e de vous.

  • Éris

INTRODUCTION

Le point de départ concret de ce livre a été une discussion, à LaboGN 2019, entre Romain Féret et Axiel Cazeneuve (Éris) au sujet de la violence com- mise,  souvent  d’une  façon  non  conscientisée,  par  « la  communauté ».

LaboGN est un événement d’une semaine d’expérimentations autour du jeu de rôle grandeur nature (GN) qui existe depuis 2014 : c’est un espace participatif, qui se veut inclusif et vise à l’horizontalité et l’auto-gestion (ici, donc, « la communauté » faisait références aux GNistes, c’est-à-dire des personnes pratiquant le jeu de rôle grandeur nature, ou à des groupes de personnes formés autour d’une pratique parta- gée du jeu de rôle grandeur nature). Romain rapportait en effet avec émotion une anecdote vécue peu de temps auparavant, durant laquelle les participants et partici- pantes à un GN s’étaient secrètement allié·e·s, dans un cadre de jeu, contre une participante débutante qui ne maîtrisait pas les codes et agissait de façon « inappro- priée » au regard des usages partagés par les autres. Cet extrait du récent  et pratique Comment s’organiser, de Starhawk, décrit ce mécanisme :

En intégrant un groupe, les personnes espèrent être acceptées dans une communauté chaleureuse. Certes elles peuvent avoir leurs côtés pénibles – nous en avons tou·te·s. Mais au lieu qu’on leur en parle sereinement pour leur donner la possibilité de chan- ger, elles deviennent la cible de médisances.5

Suite à ce constat, Romain et Éris ont rapidement organisé, pendant LaboGN 2019, une table ronde sur la violence intracommunautaire, à laquelle une douzaine de personnes ont participé. Après une rédaction longue et laborieuse, Éris a à nouveau soumis le projet pré-rédigé lors d’une table ronde dédiée à LaboGN 2021, permet- tant de rassembler de nouvelles volontés pour s’atteler à la finalisation du projet. Le livre a finalement été auto-édité et sa sortie « officielle » réalisée mi-octobre 2022 à l’occasion de BEtaLARP, un autre événement dédié aux réflexions autour du jeu de rôle grandeur nature, qui se tient chaque année en Belgique. Depuis sa première publication, ce manifeste a été davantage approprié par des personnes   et des collectifs dont l’ancrage communautaire est queer, féministe et/ou anarchiste, et les discussions qui ne cessent de le prolonger prennent plus volontiers place dans ces espaces que dans un cadre GNistique. En particulier, des discussions et ateliers se tiennent régulièrement, à l’heure où j’écris, au Placard Brûle et à la Bi- bliothèque Anarcha-Féministe, deux bibliothèques militantes toulousaines, anarchistes et queer6.

Au départ, nous pensions inclure des témoignages, qui auraient émaillé le texte à la manière du guide « Pour un GN sécurisant » de Niina Niskanen7. Cependant, les témoignages autour des questions de conflits et de violences intracommunautaires se sont avérés trop complexes et intriqués, de sorte qu’assurer l’anonymat ne nous est pas apparu possible sans perdre le sens.

Ce texte se compose de deux parties : la première, diagnostique, qui s’ouvre ici ; la seconde, plus pratique, tente d’offrir un panorama non-exhaustif d’outils et de pratiques visant à soigner et réparer nos communautés et les individus qui les ha- bitent. Pour le rédiger, nous nous sommes appuyé·e·s sur des ressources diverses, des livres théoriques, des vidéos de vulgarisation, des émissions radio, des écrits militants, des essais… Citées en notes de bas de page, elles vous renseigneront également sur nos partis pris.

Nous espérons que ce texte vous soit utile, et contribue à la sensibilisation sur les questions de résolutions de conflits, de violence au sein de groupes affinitaires, et de prise en compte de l’altérité.

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Qu’est-ce que la violence intracommunautaire ?

Ce que nous avons regroupé sous le terme « violence intracommunautaire » dé- signe les comportements collectifs conduisant à nuire à une personne située à l’intérieur ou en marge du groupe. La violence intracommunautaire se distingue d’une violence interpersonnelle, même si l’interpersonnel y joue une grande part : elle désigne des abus collectifs, soit qu’une portion importante de la communauté y prenne activement part, soit qu’une minorité se réclame d’une majorité afin de per- pétrer des abus, souvent sur des bases « vertueuses » – en prétendant défendre, protéger, ou plus rarement avoir une action rétributive (de punition ou de « consé- quences »). Nous l’avons définie comme suit :

La violence intracommunautaire désigne des faits de dénigrement, d’exclusion, d’os- tracisation, de stigmatisation, de harcèlement, de violences physiques ou morale en- vers un individu membre (ou proche) d’un groupe, par les autres membres dudit groupe. La violence intracommunautaire s’instaure par effet de propagation de proche en proche (rumeurs, on-dits…) ou par condamnation publique de la part de membres influents de la communauté.

Cette définition, instrumentale, n’a pas valeur de vérité : il s’agit simplement de poser une base minimale sur laquelle s’appuyer au long de ce livre.

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AVANT-PROPOS

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce document, je l’envisageais comme un travail collectif. Je comptais sur l’émulation suscitée par la table ronde initiale – dans ce cadre si particulier qu’est LaboGN, un espace de réflexion et de création autour du jeu de rôle grandeur nature qui a, depuis une douzaine d’années, mené à formaliser et conceptualiser bien des choses dans les franges les plus « expérimen- tales » de cette pratique – pour produire un document synthétique. Je l’imaginais comprenant une partie analytique rédigée sur la page de droite et doublée sur la page de gauche de résumés mis en page pour faciliter la prise en main des concepts, des témoignages anonymes émanant de personnes ayant occupé diverses positions dans une crise, et une partie « outils », envisagée comme une liste de pra- tiques et solutions possibles à diverses situations critiques. Or, l’émulation a, comme souvent, fait long-feu. Ce travail s’est avéré hautement solitaire : j’en ai ré- digé la quasi-totalité, bien que les échanges avec les personnes créditées et d’autres, concernées par des situations d’exclusion communautaire notamment, m’aient constamment enrichi·e, fait·e évoluer, amené·e à reconsidérer ou radicali- ser mon propos. Des séances de travail collectif, avec Rachel – avec qui j’ai posé les bases, le plan sur lequel a été construit le guide –, Leïla ou Nadia, les échanges mail avec Coralie ou encore la table ronde « de la dernière chance » à LaboGN 2021, suite à laquelle Lucie m’a rejoint·e et apporté une aide salutaire pour re(re- rere…)lire, compléter et achever la première version, puis les discussions avec Élodie, Nathan, Éoz, les échanges au Placard Brûle ou à la BAF pour la seconde, ont été absolument nécessaires. Ce document n’aurait jamais pu être terminé, mal- gré mon acharnement, sans les regains ponctuels d’énergie (ou l’opiniâtreté renouvelée) permis par ces moments sociaux et les commentaires et suggestions toujours pertinentes des personnes qui ont jeté un œil sur le texte chaque fois que j’en ai soumis une version. Les discussions, l’expérience et les documents fournis par Clément C., Flo et Éliot, les apports de Juliette, les partages de compétences, lectures et mises en pratique avec Clément R. et les camarades de la bibliothèque anarchaféministe de Toulouse, la discussion initiale avec Romain, les échanges trans-paradigme avec Vräel… tout cela, et bien d’autres choses et personnes, ont contribué de façon décisive à ce document tel qu’il existe.
Vous constaterez rapidement qu’il n’y a pas de « page de gauche » (bien que ces pages soient de gauche, humour), nous avons abandonné les témoignages, les ou- tils ne sont pas une simple liste et l’analyse est plus que touffue. C’est que ce travail, porté bien davantage par la détermination et la conviction de son impor- tance politique que par l’enthousiasme (sans doute premier, mais fort bref), est impossible à achever.
Je m’explique : il s’agit de savoirs chauds, cruciaux, en perpétuelle évolution, qui agitent les marges de la société et les luttes politiques. Du savoir situé, nécessaire, impossible à refroidir et… à mon sens et à ce stade du moins, insoluble.
J’ai conscience que vous dire ça alors que vous vous apprêtez à lire deux centaines de pages de ma prose de réformé·e de l’université a quelque chose de profondé- ment décourageant. C’est sans doute un peu parce que je le suis, aussi, découragé·e. Mais pas radicalement ; c’est une forme de découragement qui de- meure créatif, quelque chose comme le « tu dois » catégorique de Kant. Ça n’est pas tout à fait non plus un découragement stoïque, serein, l’acceptation que je ne peux pas agir sur ce qui ne dépend pas de moi. C’est un sentiment – fréquent chez moi, quoique je reconnaisse sans peine que ce moteur a quelque chose d’un syn- drome du sauveur généralisé – que l’importance politique d’un sujet vaut la peine qu’on se mette en danger, qu’on se trompe, qu’on trébuche, qu’on s’en- gueule même. Depuis la première édition de ce livre, j’ai rencontré l’autrice et performeuse Rachele Borghi, qui forge en italien le terme de sbagliaranza, que nous nous sommes accordées dans nos échanges pour traduire par « foirance ». Cette notion, qui est peut-être la version punk de la résilience (littéralement, la fa- culté d’un matériau à retrouver sa forme après un choc : malgré ses usages « start- up nation », je me refuse à laisser monopole de la résilience aux libéraux), fait écho à mon sentiment et à mon effort. La « foirance » est une condition pour arpenter la

faille, se mouvoir dans l’espace politique entre la nécessité de l’action et l’impossi- bilité de savoir par avance quelles en seront les conséquences1.
Alors je le dis d’emblée : je suis pétri·e de contradictions, et ce livre l’est aussi.

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Je parle d’une position de personne qui a subi des pressions et de la coercition dans le cadre de relations sexuelles préalablement consenties et que l’idée de dénoncer publiquement les personnes ou de porter plainte n’a jamais effleurée, parce qu’à l’instant même où je me trouvais victime de violences sexuelles leur caractère sys- témique m’apparaissait si clairement que je ne suis jamais parvenu·e à en vouloir pleinement aux individus. Lors de la dernière relation où cela s’est produit, j’ai subi du chantage au sexe récurrent, plus une ultime occurrence où les séquelles physiques m’ont forcé·e à réaliser qu’il s’agissait d’un viol.
J’ai eu mal, j’ai mis des années à m’en remettre assez pour ne pas être tout à fait en hypervigilance quand je fais du sexe, mais je ne lui en ai pas voulu, exactement. Je ne lui en ai pas voulu parce que dès le départ, pour moi, c’était le système qui était responsable. J’ai blâmé le patriarcat, pas son agent, pour qui je ne pouvais avoir que de la pitié (qui est une forme de mépris).
Je vous parle de cela non dans le but d’obtenir de la compassion ou de la recon- naissance, mais afin de vous donner à apercevoir les mécanismes de pensée que ça a engendré chez moi. En vérité, je ne vous partage ça qu’au cas où vous ayez, à la lecture du texte qui suit, pensé des choses du genre : « s’iel avait été victime d’agressions, iel ne dirait pas ça », « iel blâme les victimes/défend les agres- saires », « en tant que victime de viols/agressions sexuelles/violences psychologiques/…, il m’est impossible d’être d’accord », etc. Exposer le fait que, comme tant de femmes et de queers (bien que pas seulement), j’ai vécu des vio-lences sexuelles, contribue à situer le point de vue, l’expérience complexe qui s’in- carne, notamment, dans le refus de répondre au préjudice subi par l’exclusion ou l’enfermement des perpétrataires2.
Cela ne rend pas mon discours « juste ». Il demeure possible (évidemment) de ne pas être d’accord. De nombreuses personnes sont en désaccord avec la posture ra- dicale que je m’apprête à défendre. D’autres sont en accord. Certaines des personnes qui sont en désaccord ont subi des violences sexuelles ; d’autres en ont commis ; d’autres, ni l’un ni l’autre. Il en est de même pour les personnes qui par – tagent ma vision, ou qui la trouvent trop peu radicale. En définitive, il n’y a rien dans le « paratexte », dans mon identité, mon engagement ou mon expérience, qui puisse vous indiquer si vous devriez ou non être d’accord avec ce livre : vous allez devoir vous faire votre propre opinion, et j’espère que vous prendrez le temps de lire attentivement avant de décider.
Je vous parle ainsi d’une position de tiraillement interne, d’impossible guérison dès lors que mon ennemi ne saurait être une poignée d’hommes qui m’ont blessé·e, mais le patriarcat qui les a engendrés (et il ne suffit pas de relationner avec des per- sonnes qui ne sont pas des hommes cis pour sortir du patriarcat et du système du viol). Je parle aussi de la position de quelqu’un qui a maintes fois préféré partir, s’auto-exclure, car la bataille semblait perdue ou que je n’avais pas l’énergie de la mener. Partir, pour ne pas rendre les armes. Ensuite, ma position est aussi celle d’une personne qui a subi de l’exclusion communautaire, bien que j’aie eu la
« chance » d’avoir suffisamment d’attaches sociales (et, d’une façon marginale, de prestige en qualité d’intellectuel·le/cherchaire dans le milieu du GN) pour ne ja- mais me retrouver totalement seul·e.

2 Récemment, j’ai regardé le replay d’un live Twitch « Convoquée au poste » de David Dufresne pour Blast, où il recevait la réalisatrice Ovidie à propos de son documentaire Le procès du 36 sur le viol d’Emily Spanton, Cana- dienne alors de passage à Paris, par plusieurs policiers dans les locaux de la police judiciaire. J’ai été ému·e d’entendre Ovidie elle-même, qu’on ne pourrait guère attaquer sur une « méconnaissance » des réalités des vio- lences sexuelles, dire : « Je suis pas une féministe carcérale. Je suis abolitionniste de la prison, donc que ce soit des flics ou pas des flics, ça ne m’éclate pas qu’on les envoie sept ans en taule. » https://www.youtube.com/watch?v=Y04uiPSs1pg (2022)

Enfin, j’écris en tant que personne qui a participé ou initié des exclusions, à de pe- tites échelles, qui a été en conflit de nombreuses fois et ne semble toujours pas parvenir à « bien gérer » (bien que, là encore, réussir un conflit implique la coopé- ration et une capacité mutuelle au désaccord qui en font une affaire hautement collective, de laquelle je ne saurais être totalement ni responsable, ni absout·e). Je n’ai pas de formation spécifique, je n’ai que peu d’expériences heureuses en la ma- tière et même, m’a-t-on dit, je suis nul·le à ça. Bref, je ne suis pas « légitime » – quoique cela veuille dire. Mais c’est un travail nécessaire alors je le fais. Pénible- ment, non sans anxiété et même dépit, avec la conscience aiguë de vivre une sorte de supplice des Danaïdes où je ferais moi-même continuellement des trous dans le tonneau que je me suis donné la tâche de remplir.

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Aussi ce que j’écris porte-t-il la contradiction – la mienne, et celle du système qui nous englobe et nous engendre et contre lequel nous nous arc-boutons. Tout comme être anticapitalistes à l’intérieur du capitalisme nous oblige à nous compro- mettre, à négocier constamment nos interactions avec un système économique et politique totalitaire – au sens propre, qui imprègne et se mêle de la totalité de nos existences individuelles et collectives –, être anti-autoritaires dans une société ré- pressive et qui récompense la prise de pouvoir individuelle nous fait courir le risque permanent de l’échec, de la réappropriation par les personnes qui bénéfi- cient du système en place, du dévoiement. Devrions-nous en conclure qu’être anti- autoritaires ne fait pas sens ?
Les détractaires de la justice restaurative ou transformatrice objectent que ses principes peuvent être instrumentalisés par des individus pour se mettre hors de cause. C’est le cas : tout comme le call-out, ou dénonciation publique, peut être instrumentalisé pour mettre des ennemi·e·s politiques hors d’état de nuire. Ça n’est pourtant ni l’objet, ni la majorité des cas. Mais oui : les outils que nous présentons ici supposent la bonne foi des personnes. Oui, tout ce qui est écrit

ici requiert que les individus y prenant part désirent réellement faire société et lut- ter contre la fragmentation du corps social et l’individualisme sur lesquels s’appuient le patriarcat, le capitalisme et les autres systèmes d’oppression qui tra- vaillent de concert à l’ordre social actuel. Et, soyons honnêtes – empiétant de ce fait sur les pages qui vont suivre – : la justice punitive et la répression ne fonc- tionnent pas. L’éventualité d’une instrumentalisation ponctuelle paraît être un prétexte bien pauvre pour assigner une alternative à ses imperfections et s’éviter la tâche de s’y engager avec sérieux.
C’est pourquoi ce manuel s’adresse aux sous-cultures, aux groupes qui s’efforcent déjà de faire communauté sur la base de ce qui les marginalise : puisque j’en suis l’autaire, ce sont principalement les rôlistes/GNistes3, les queers et les nuances d’extrême gauche auxquelles je m’adresse, mais le propos est aisément transpo- sable. Il s’agit de progresser, comme le titre bell hooks, « de la marge au centre »4
– d’avancer par contagion ou capillarité, de sorte que des idées politiques qui pa- raissent encore largement impensables finissent par gagner le « mainstream » (qui sait, peut-être que d’ici peu passeront pour réac’ ciels qui défendront le système carcéral ou l’ostracisation communautaire).
Lors d’un bref épisode d’engagement politique au sein d’un groupe communiste révolutionnaire à l’occasion du soulèvement contre la loi Travail/El Khomri en 2016, j’avais déclaré, non sans une certaine satisfaction quant à mon sens de la for- mule, « nous ne pouvons pas demander aux gens de sortir de leur aliénation sans avoir créé les conditions de l’émancipation » – c’est-a-dire, un peu moins pom- peusement, qu’une généralisation de la lutte anticapitaliste (et consorts) ne peut se faire sans que les prémisses d’une sortie véritable du capitalisme soient accom- plies. Un camarade plus âgé et rompu à la lutte avait rétorqué : « si, justement ».
C’est là tout le paradoxe, ce qu’on appelle en termes marxistes la dialectique :
nous ne pouvons pas sortir du système sans être sorti·e·s du système… et pourtant nous le devons. La réalité matérielle dans laquelle nous vivons et la so- ciété telle qu’elle devrait être interagissent perpétuellement, l’une mettant l’autre en échec tout en se laissant, bien malgré elle, travailler par sa contradiction.

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Ce manifeste s’inscrit dans cette logique-là : nous ne sommes pas près de sortir des logiques répressives et autoritaires dans lesquelles nous baignons. Nous n’y sommes pas prêt·e·s non plus d’ailleurs. Il faut pourtant que nous nous y effor- cions, parce que la société dans laquelle nous voulons vivre, libérée des oppressions, nécessite que nous agissions également sur cela.
Ce que nous portons, ce que toutes les personnes engagées dans des luttes anti- carcérales, anti-autoritaires et de justice transformatrice portent ou doivent porter, ce ne sont pas quelques réformes cosmétiques ou des outils « pour faire bien » : c’est un changement de paradigme




PRÉFACE (OU PRESQUE) À LA DEUXIÈME ÉDITION

Faute d’une véritable préface, qui allongerait encore le délai de republication au- delà des trois semaines de retard que j’ai déjà sur ma deadline auto-infligée, voici sommairement listés quelques changements.
D’abord, le livre que vous avez sous les yeux est plus épais que son prédécesseur, malgré le changement de police. J’y ai ajouté de nombreux approfondissements, des réflexions additionnelles, intégré des critiques, corrections, discussions, etc. J’ai aussi fait la chasse aux digressions de bas de page. Si vous avez la version pré- cédente sous les yeux, le sommaire, rallongé, pourra vous aider à y voir plus clair.
J’ai également pris le temps de relire les textes qui avaient initié ces réflexions, et qui paradoxalement ne figuraient pratiquement pas dans ce livre : c’est le cas, no- tamment, du zine Le Village, qui a traduit en français nombre de textes autour de la justice transformatrice et a constitué ma porte d’entrée dans ces thèmes.
Ensuite, j’ai « dé-GNisé » le texte – remplacé et simplifié la plupart des références au jeu de rôle grandeur nature. En effet, bien qu’il en soit le contexte d’émergence, les lieux et milieux de discussion et d’appropriation de ce livre (et de bien d’autres ressources) sont à ce jour principalement militants (anarchistes notamment, en maintenant le flou sur ce que cette dénomination désigne). J’espère qu’il soit, en l’état, davantage encore appropriable dans ces cadres, tout en demeurant adapté à d’autres.
Enfin, j’ai ajouté un ISBN. Un mouvement un peu trop légaliste sans doute, mais qui permettra à ce livre d’être référencé, donc, peut-être, trouvé.
Il reste encore bien des choses à dire, bien des remarques (auto-critiques ou cri- tiques extérieures) desquelles j’ai pudiquement détourné les yeux, non par manque d’intérêt, mais simplement parce qu’il faut bien accepter de finir – ce qui, pour une personne qui publie une deuxième fois le même livre avec des changements consé- quents, n’est pas si évident qu’il semble. Bonne lecture !




NOTES SUR LA LANGUE

A. Nous avons pris la décision de rédiger ce manuel à l’inclusif afin de ne pas associer les positions de « coupable » ou de « victime » à l’un ou l’autre des genres grammaticaux. En lieu et place des terminaisons inclusives les plus répandues (« lecteur·ice » pour lecteur/lectrice), nous avons décidé d’appliquer, partout où cela était possible, la terminaison épicène -aire (comme dans « bibliothécaire »,
« colocataire », etc.). Ainsi, « agresseur·se » devient « agressaire », « auteur·ice »
« autaire », etc. Cela peut surprendre au début mais cela s’avère plus simple à la lecture que le point médian. En ce qui concerne les aspects grammaticaux, nous avons cependant gardé le point médian, faute de mieux, en essayant chaque fois que cela était possible qu’il ne soit pas audible. L’accord de proximité est parfois utilisé.

B. Le « nous » qui émaille ce manuel est ambivalent. Il pourrait être un « je », car j’en ai écrit pratiquement chaque mot, et pourtant ce même « je » est éminem- ment collectif, travaillé par les discussions, les conflits, les solidarités, et même – ironique évidence – le harcèlement et l’exclusion.
L’ambivalence se retrouve cristallisée dans ce prénom, Éris, qui est le mien mais que je garde d’ordinaire pour moi, lui préférant dans l’usage celui d’Axiel, duquel je signe mes jeux, mes articles, mes mots doux et mes déclarations d’impôt. Éris est tout à la fois un agent du chaos et celle qui met le doigt sur les contradictions internes du groupe auquel elle appartient sans appartenir : faire mien ce nom fut un acte magique, et ce me paraît être le parfait talisman pour me protéger, en livrant ce document à plus d’un titre sensible, du trauma d’exclusion qui me fait trop sou- vent trembler et vaciller.