Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce document, je l’envisageais comme un travail collectif. Je comptais sur l’émulation suscitée par la table ronde initiale – dans ce cadre si particulier qu’est LaboGN, un espace de réflexion et de création autour du jeu de rôle grandeur nature qui a, depuis une douzaine d’années, mené à formaliser et conceptualiser bien des choses dans les franges les plus « expérimen- tales » de cette pratique – pour produire un document synthétique. Je l’imaginais comprenant une partie analytique rédigée sur la page de droite et doublée sur la page de gauche de résumés mis en page pour faciliter la prise en main des concepts, des témoignages anonymes émanant de personnes ayant occupé diverses positions dans une crise, et une partie « outils », envisagée comme une liste de pra- tiques et solutions possibles à diverses situations critiques. Or, l’émulation a, comme souvent, fait long-feu. Ce travail s’est avéré hautement solitaire : j’en ai ré- digé la quasi-totalité, bien que les échanges avec les personnes créditées et d’autres, concernées par des situations d’exclusion communautaire notamment, m’aient constamment enrichi·e, fait·e évoluer, amené·e à reconsidérer ou radicali- ser mon propos. Des séances de travail collectif, avec Rachel – avec qui j’ai posé les bases, le plan sur lequel a été construit le guide –, Leïla ou Nadia, les échanges mail avec Coralie ou encore la table ronde « de la dernière chance » à LaboGN 2021, suite à laquelle Lucie m’a rejoint·e et apporté une aide salutaire pour re(re- rere…)lire, compléter et achever la première version, puis les discussions avec Élodie, Nathan, Éoz, les échanges au Placard Brûle ou à la BAF pour la seconde, ont été absolument nécessaires. Ce document n’aurait jamais pu être terminé, mal- gré mon acharnement, sans les regains ponctuels d’énergie (ou l’opiniâtreté renouvelée) permis par ces moments sociaux et les commentaires et suggestions toujours pertinentes des personnes qui ont jeté un œil sur le texte chaque fois que j’en ai soumis une version. Les discussions, l’expérience et les documents fournis par Clément C., Flo et Éliot, les apports de Juliette, les partages de compétences, lectures et mises en pratique avec Clément R. et les camarades de la bibliothèque anarchaféministe de Toulouse, la discussion initiale avec Romain, les échanges trans-paradigme avec Vräel… tout cela, et bien d’autres choses et personnes, ont contribué de façon décisive à ce document tel qu’il existe.
Vous constaterez rapidement qu’il n’y a pas de « page de gauche » (bien que ces pages soient de gauche, humour), nous avons abandonné les témoignages, les ou- tils ne sont pas une simple liste et l’analyse est plus que touffue. C’est que ce travail, porté bien davantage par la détermination et la conviction de son impor- tance politique que par l’enthousiasme (sans doute premier, mais fort bref), est impossible à achever.
Je m’explique : il s’agit de savoirs chauds, cruciaux, en perpétuelle évolution, qui agitent les marges de la société et les luttes politiques. Du savoir situé, nécessaire, impossible à refroidir et… à mon sens et à ce stade du moins, insoluble.
J’ai conscience que vous dire ça alors que vous vous apprêtez à lire deux centaines de pages de ma prose de réformé·e de l’université a quelque chose de profondé- ment décourageant. C’est sans doute un peu parce que je le suis, aussi, découragé·e. Mais pas radicalement ; c’est une forme de découragement qui de- meure créatif, quelque chose comme le « tu dois » catégorique de Kant. Ça n’est pas tout à fait non plus un découragement stoïque, serein, l’acceptation que je ne peux pas agir sur ce qui ne dépend pas de moi. C’est un sentiment – fréquent chez moi, quoique je reconnaisse sans peine que ce moteur a quelque chose d’un syn- drome du sauveur généralisé – que l’importance politique d’un sujet vaut la peine qu’on se mette en danger, qu’on se trompe, qu’on trébuche, qu’on s’en- gueule même. Depuis la première édition de ce livre, j’ai rencontré l’autrice et performeuse Rachele Borghi, qui forge en italien le terme de sbagliaranza, que nous nous sommes accordées dans nos échanges pour traduire par « foirance ». Cette notion, qui est peut-être la version punk de la résilience (littéralement, la fa- culté d’un matériau à retrouver sa forme après un choc : malgré ses usages « start- up nation », je me refuse à laisser monopole de la résilience aux libéraux), fait écho à mon sentiment et à mon effort. La « foirance » est une condition pour arpenter la
faille, se mouvoir dans l’espace politique entre la nécessité de l’action et l’impossi- bilité de savoir par avance quelles en seront les conséquences1.
Alors je le dis d’emblée : je suis pétri·e de contradictions, et ce livre l’est aussi.
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Je parle d’une position de personne qui a subi des pressions et de la coercition dans le cadre de relations sexuelles préalablement consenties et que l’idée de dénoncer publiquement les personnes ou de porter plainte n’a jamais effleurée, parce qu’à l’instant même où je me trouvais victime de violences sexuelles leur caractère sys- témique m’apparaissait si clairement que je ne suis jamais parvenu·e à en vouloir pleinement aux individus. Lors de la dernière relation où cela s’est produit, j’ai subi du chantage au sexe récurrent, plus une ultime occurrence où les séquelles physiques m’ont forcé·e à réaliser qu’il s’agissait d’un viol.
J’ai eu mal, j’ai mis des années à m’en remettre assez pour ne pas être tout à fait en hypervigilance quand je fais du sexe, mais je ne lui en ai pas voulu, exactement. Je ne lui en ai pas voulu parce que dès le départ, pour moi, c’était le système qui était responsable. J’ai blâmé le patriarcat, pas son agent, pour qui je ne pouvais avoir que de la pitié (qui est une forme de mépris).
Je vous parle de cela non dans le but d’obtenir de la compassion ou de la recon- naissance, mais afin de vous donner à apercevoir les mécanismes de pensée que ça a engendré chez moi. En vérité, je ne vous partage ça qu’au cas où vous ayez, à la lecture du texte qui suit, pensé des choses du genre : « s’iel avait été victime d’agressions, iel ne dirait pas ça », « iel blâme les victimes/défend les agres- saires », « en tant que victime de viols/agressions sexuelles/violences psychologiques/…, il m’est impossible d’être d’accord », etc. Exposer le fait que, comme tant de femmes et de queers (bien que pas seulement), j’ai vécu des vio-lences sexuelles, contribue à situer le point de vue, l’expérience complexe qui s’in- carne, notamment, dans le refus de répondre au préjudice subi par l’exclusion ou l’enfermement des perpétrataires2.
Cela ne rend pas mon discours « juste ». Il demeure possible (évidemment) de ne pas être d’accord. De nombreuses personnes sont en désaccord avec la posture ra- dicale que je m’apprête à défendre. D’autres sont en accord. Certaines des personnes qui sont en désaccord ont subi des violences sexuelles ; d’autres en ont commis ; d’autres, ni l’un ni l’autre. Il en est de même pour les personnes qui par – tagent ma vision, ou qui la trouvent trop peu radicale. En définitive, il n’y a rien dans le « paratexte », dans mon identité, mon engagement ou mon expérience, qui puisse vous indiquer si vous devriez ou non être d’accord avec ce livre : vous allez devoir vous faire votre propre opinion, et j’espère que vous prendrez le temps de lire attentivement avant de décider.
Je vous parle ainsi d’une position de tiraillement interne, d’impossible guérison dès lors que mon ennemi ne saurait être une poignée d’hommes qui m’ont blessé·e, mais le patriarcat qui les a engendrés (et il ne suffit pas de relationner avec des per- sonnes qui ne sont pas des hommes cis pour sortir du patriarcat et du système du viol). Je parle aussi de la position de quelqu’un qui a maintes fois préféré partir, s’auto-exclure, car la bataille semblait perdue ou que je n’avais pas l’énergie de la mener. Partir, pour ne pas rendre les armes. Ensuite, ma position est aussi celle d’une personne qui a subi de l’exclusion communautaire, bien que j’aie eu la
« chance » d’avoir suffisamment d’attaches sociales (et, d’une façon marginale, de prestige en qualité d’intellectuel·le/cherchaire dans le milieu du GN) pour ne ja- mais me retrouver totalement seul·e.
2 Récemment, j’ai regardé le replay d’un live Twitch « Convoquée au poste » de David Dufresne pour Blast, où il recevait la réalisatrice Ovidie à propos de son documentaire Le procès du 36 sur le viol d’Emily Spanton, Cana- dienne alors de passage à Paris, par plusieurs policiers dans les locaux de la police judiciaire. J’ai été ému·e d’entendre Ovidie elle-même, qu’on ne pourrait guère attaquer sur une « méconnaissance » des réalités des vio- lences sexuelles, dire : « Je suis pas une féministe carcérale. Je suis abolitionniste de la prison, donc que ce soit des flics ou pas des flics, ça ne m’éclate pas qu’on les envoie sept ans en taule. » https://www.youtube.com/watch?v=Y04uiPSs1pg (2022)
Enfin, j’écris en tant que personne qui a participé ou initié des exclusions, à de pe- tites échelles, qui a été en conflit de nombreuses fois et ne semble toujours pas parvenir à « bien gérer » (bien que, là encore, réussir un conflit implique la coopé- ration et une capacité mutuelle au désaccord qui en font une affaire hautement collective, de laquelle je ne saurais être totalement ni responsable, ni absout·e). Je n’ai pas de formation spécifique, je n’ai que peu d’expériences heureuses en la ma- tière et même, m’a-t-on dit, je suis nul·le à ça. Bref, je ne suis pas « légitime » – quoique cela veuille dire. Mais c’est un travail nécessaire alors je le fais. Pénible- ment, non sans anxiété et même dépit, avec la conscience aiguë de vivre une sorte de supplice des Danaïdes où je ferais moi-même continuellement des trous dans le tonneau que je me suis donné la tâche de remplir.
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Aussi ce que j’écris porte-t-il la contradiction – la mienne, et celle du système qui nous englobe et nous engendre et contre lequel nous nous arc-boutons. Tout comme être anticapitalistes à l’intérieur du capitalisme nous oblige à nous compro- mettre, à négocier constamment nos interactions avec un système économique et politique totalitaire – au sens propre, qui imprègne et se mêle de la totalité de nos existences individuelles et collectives –, être anti-autoritaires dans une société ré- pressive et qui récompense la prise de pouvoir individuelle nous fait courir le risque permanent de l’échec, de la réappropriation par les personnes qui bénéfi- cient du système en place, du dévoiement. Devrions-nous en conclure qu’être anti- autoritaires ne fait pas sens ?
Les détractaires de la justice restaurative ou transformatrice objectent que ses principes peuvent être instrumentalisés par des individus pour se mettre hors de cause. C’est le cas : tout comme le call-out, ou dénonciation publique, peut être instrumentalisé pour mettre des ennemi·e·s politiques hors d’état de nuire. Ça n’est pourtant ni l’objet, ni la majorité des cas. Mais oui : les outils que nous présentons ici supposent la bonne foi des personnes. Oui, tout ce qui est écrit
ici requiert que les individus y prenant part désirent réellement faire société et lut- ter contre la fragmentation du corps social et l’individualisme sur lesquels s’appuient le patriarcat, le capitalisme et les autres systèmes d’oppression qui tra- vaillent de concert à l’ordre social actuel. Et, soyons honnêtes – empiétant de ce fait sur les pages qui vont suivre – : la justice punitive et la répression ne fonc- tionnent pas. L’éventualité d’une instrumentalisation ponctuelle paraît être un prétexte bien pauvre pour assigner une alternative à ses imperfections et s’éviter la tâche de s’y engager avec sérieux.
C’est pourquoi ce manuel s’adresse aux sous-cultures, aux groupes qui s’efforcent déjà de faire communauté sur la base de ce qui les marginalise : puisque j’en suis l’autaire, ce sont principalement les rôlistes/GNistes3, les queers et les nuances d’extrême gauche auxquelles je m’adresse, mais le propos est aisément transpo- sable. Il s’agit de progresser, comme le titre bell hooks, « de la marge au centre »4
– d’avancer par contagion ou capillarité, de sorte que des idées politiques qui pa- raissent encore largement impensables finissent par gagner le « mainstream » (qui sait, peut-être que d’ici peu passeront pour réac’ ciels qui défendront le système carcéral ou l’ostracisation communautaire).
Lors d’un bref épisode d’engagement politique au sein d’un groupe communiste révolutionnaire à l’occasion du soulèvement contre la loi Travail/El Khomri en 2016, j’avais déclaré, non sans une certaine satisfaction quant à mon sens de la for- mule, « nous ne pouvons pas demander aux gens de sortir de leur aliénation sans avoir créé les conditions de l’émancipation » – c’est-a-dire, un peu moins pom- peusement, qu’une généralisation de la lutte anticapitaliste (et consorts) ne peut se faire sans que les prémisses d’une sortie véritable du capitalisme soient accom- plies. Un camarade plus âgé et rompu à la lutte avait rétorqué : « si, justement ».
C’est là tout le paradoxe, ce qu’on appelle en termes marxistes la dialectique :
nous ne pouvons pas sortir du système sans être sorti·e·s du système… et pourtant nous le devons. La réalité matérielle dans laquelle nous vivons et la so- ciété telle qu’elle devrait être interagissent perpétuellement, l’une mettant l’autre en échec tout en se laissant, bien malgré elle, travailler par sa contradiction.
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Ce manifeste s’inscrit dans cette logique-là : nous ne sommes pas près de sortir des logiques répressives et autoritaires dans lesquelles nous baignons. Nous n’y sommes pas prêt·e·s non plus d’ailleurs. Il faut pourtant que nous nous y effor- cions, parce que la société dans laquelle nous voulons vivre, libérée des oppressions, nécessite que nous agissions également sur cela.
Ce que nous portons, ce que toutes les personnes engagées dans des luttes anti- carcérales, anti-autoritaires et de justice transformatrice portent ou doivent porter, ce ne sont pas quelques réformes cosmétiques ou des outils « pour faire bien » : c’est un changement de paradigme