“TU ME FAIS VIOLENCE ! “

TROUNOIR.ORG

NUMERO DIX-SEPT – 28 SEPTEMBRE 2021

JACK HALBERSTAM

La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme

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Jack Halberstam est un universitaire américain central dans le champ des queer studies. Avec Lee Edelman et Leo Bersani, Jack Halberstam assume et affirme la négativité inhérente au queer. Sa manière de se réapproprier la notion d’échec (l’échec de ce que doit être un vrai homme, une vraie femme, une bonne situation…) est une voie politique qu’il construit avec les minorités et les déviants pour s’opposer au néo-libéralisme et au régime politique hétérosexuel.

On retrouve chez lui l’idée que lutter consiste à ouvrir des espaces, et non à les refermer. Analysant notre époque, son militantisme queer et les pratiques de «  safe space », il démontre avec des exemples issus de la culture populaire, de l’Art et du langage les impasses des politiques identitaires.

Sam Bourcier, dans une vidéo de Regards.fr aborde cette problématique. « On est au bout de la politique des identités en matière d’affirmation puisque finalement ce n’est que le droit qui définit ce que c’est que les gais et les lesbiennes : plainte contre les discriminations, demande de protection auprès des services de l’État et de la police. C’est une impasse dans la manière de traiter des politiques de la violence : les nouvelles subjectivités notamment numériques [se constituent en partie par la mise en accusation de discours et de pratiques… phobes].

Pour qu’un collectif ne se transforme pas en milieu, pour que lutter ou s’organiser ne glisse pas vers un mode de vie ou une croyance, une critique des formes d’organisations politiques doit accompagner toute analyse. Et comme on peut le lire dans l’extrait de l’idéal historique dans ce même numéro, les pièges et mécanismes du militantisme se répètent inexorablement de génération en génération. C’est ici que l’on mesure la valeur d’un tel texte qui nous pousse en avant plutôt que de se complaire dans les rets de normes, aussi marginales soient-elles.

Nous remercions Clémence Garrot & Suzanne Renard, traductrices du texte, et Jack Halberstam pour leur autorisation de publication.

La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais une atomisation des communautés et des luttes. L’appel à la constitution d’espaces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui masque toutes les problématiques de classe et de race locales et globales. On peut en rire ou chercher à comprendre comment la vigilance linguistique, d’un enjeu légitime et essentiel, finit par se retourner en police des consciences. Un appel à reconsidérer la situation intellectuelle et politique de la violence faite aux corps des autres [1].

L’autre jour, en revoyant La Vie de Brian, cette parodie décapante de la vie de Jésus réalisée par les Monty Python en 1979, je me suis aperçu que la plupart des sketchs du film seraient perçus comme blessants aujourd’hui. Je crois même, vu la satire religieuse qu’il propose et certaines de ses scènes, comme celle de Jésus et des voleurs chantant en chœur sur leur croix, qu’il ne sortirait plus en salles. La Vie de Brian a bien sûr suscité des débats à sa sortie, et dans différents pays les censeurs tentèrent de restreindre sa diffusion, mais les Monty Python utilisèrent leur savoureux sens de l’humour pour retourner cela à leur avantage : l’interdiction du film en Norvège leur donna l’idée du slogan « Tellement drôle qu’il a été interdit en Norvège ! ».

Les ressorts classiques de l’humour sont l’inattendu (« Personne n’attend l’Inquisition espagnole [2] ! »), le comique de répétition (« vous pouvez avoir des œufs, du bacon et du pâté, ou du pâté, des œufs, du pâté et de la saucisse, ou encore du pâté, du pâté, du pâté et du pâté [3] ! »), la bêtise, les ruptures dans le récit, la caricature et une combinaison anarchique de sérieux et de satire. C’est quelque chose dont on accuse les féministes en particulier, et les personnes qui tiennent des positions politiques radicales en général, de manquer cruellement. Des controverses ont éclaté il y a peu au sein des communautés queer, qui portaient sur des questions de vocabulaire, d’argot, de représentations satiriques ou ironiques et de sentiments d’avoir été injurié-e ou agressé-e ; des controverses qui ont donné lieu à des débats pas très drôles et ont suscité des velléités d’interdictions, de censure et de changements de nom.

Que des personnes qui poursuivent un même idéal ne soient pas d’accord sur tout, cela n’a absolument rien de nouveau. Je me rappelle mes premiers pas de lesbienne dans les années 1970 et 1980, dans un monde façonné par le féminisme culturel et le séparatisme lesbien. Il se déroulait alors rarement un événement sans que quelqu’un-e ne se sente agressée-e, blessé-e ou traumatisé-e par une question maladroite, un mot mal choisi ou même la simple trace d’un parfum dans la pièce. Nombreuses étaient les personnes qui, parce qu’elles étaient fatiguées pour différentes raisons, hyper-allergiques ou parce qu’elles avaient mal digéré certains traumatismes, étaient prêtes à organiser des rassemblements afin de déclarer haut et fort que ce que quelqu’un-e avait dit, fumé ou vaporisé près d’elles avait rendu l’air irrespirable et que cela leur avait fait violence. Les autres s’adaptèrent, limitèrent leur utilisation de déodorant, essayèrent de bannir de leur vocabulaire les expressions patriarcales, réfléchirent avant de parler, se réconfortèrent les un-e-s les autres, pleurèrent, réparèrent les pots cassés, et finalement se désintégrèrent en un fouillis chaotique et pas très sexy d’individus larmoyants, hypo-allergiques, psychosomatiques, rabat-joie, anti-sexe, anti-porno, pro-drama, hyper-réflexifs et post-politiques.

Un moment politique en chasse un autre et lorsque les années 1980 laissèrent place aux années 1990, que le féminisme des bourgeoises blanches éplorées laissa le champ libre au déploiement d’un féminisme multi-racial, post-structuraliste et intersectionnel dont l’histoire remontait à bien plus loin, les gens commencèrent à rire, à se détendre, à voir au-delà de leur petite personne, à échanger entre eux ; ils prirent conscience que l’ennemi n’était pas parmi nous et avait tout à voir avec les nouvelles formes prédatrices du système économique. Cela va sans dire, pour les féminismes des femmes de couleur, les enjeux ont toujours été plus importants et les politiques identitaires ont toujours joué différemment. Dans les années 1990, la parution de livres sur le néolibéralisme, la performativité du genre et le capital racial a donc détourné l’attention de la blessure individuelle et nous a permis de démasquer nos ennemis. En dénonçant la manière dont les formes néolibérales du capitalisme dissimulent l’exploitation économique sous un discours de liberté et d’autonomie, il nous semblait que l’on pouvait délaisser le sujet blessé pour reformuler notre discours en termes de multitudes, de collectifs, de collaborations et de projets moins centrés sur les individus et leurs malheurs. En racontant les choses de cette manière, j’ai bien conscience que je suis en train d’aplanir les variations historiques et culturelles au sein des histoires elles-mêmes multiples du féminisme, de l’identité queer et des mouvements sociaux. Mais ce raccourci est fait à propos, puisque je souhaite proposer ici une analyse de la réémergence d’une rhétorique fondée sur la blessure et le traumatisme qui remodèle toutes les différences sociales en termes d’offenses subies et qui divise les individus d’une même alliance politique selon une échelle de stigmates.

 DANS LES ANNÉES 1990, LE FÉMINISME DES BOURGEOISES BLANCHES ÉPLORÉES LAISSA LE CHAMP LIBRE AU DÉPLOIEMENT D’UN FÉMINISME MULTI-RACIAL, POST-STRUCTURALISTE ET INTERSECTIONNEL.

Il me semble que le moment est bien choisi pour parler du sketch des « quatre hommes du Yorkshire » des Monty Python, dans lequel quatre vieux amis évoquent leurs enfances désargentées. Le premier dit « Nous vivions dans une petite maison en ruines », ce à quoi le deuxième réagit avec un « Une maison ?! Vous aviez de la chance d’habiter une maison. Nous, on vivait dans une seule pièce… » Le troisième renchérit : « Une pièce ? Vous aviez de la chance d’avoir une pièce, nous, on vivait dans un couloir ! » Le quatrième boucle alors la boucle : « Un couloir ! Nous rêvions d’habiter dans un couloir ! » Comparer de la sorte ce que l’on a subi, mais sans l’humour de ce dialogue, voilà un élément caractéristique de la génération « tu me fais violence » [trigger generation]. En effet, rares sont les conférences, festivals ou autres rassemblements auxquels je participe qui ne deviennent pas le théâtre de protestations véhémentes contre un mode de représentation qui aurait fait violence à quelqu’un-e, quelque part. Tout le monde se met alors à montrer du doigt quelqu’un-e d’autre et dans ce qui devient vite un concours de divas, on perd toute perspective et on finit par dépecer les coalitions pour lesquelles on s’était ardemment battu-e-s, au lieu d’en construire de nouvelles.

Une grande partie du discours politique récent sur les offenses et les blessures s’est concentrée sur le langage, l’argot et les dénominations. Ainsi, une controverse a éclaté il y a quelques mois à propos du nom d’un club qui a pignon sur rue à San Francisco, le « Trannyshack », et on en est venu à débattre de la possibilité même d’utiliser le mot de « tranny » [travelot]. Certaines personnes ont perdu tout sens de la mesure dans ces débats, au point que le célèbre performer queer Justin Vivian Bond a publié une lettre ouverte sur sa page Facebook, écrivant à ses lecteur-ice-s et fans combien « ces conneries sans intérêt [le mettaient] en colère ». Bond y rappelle que de nombreuses personnes sont « ravies d’être des travelots », et bien moins d’être réduites au silence et à la honte par la « police du langage ». Bond et d’autres ont aussi rappelé la tradition queer de se réapproprier les expressions insultantes et de les transformer en expressions valorisantes et affectueuses. Lorsque dans notre recherche de respectabilité et d’assimilation nous en venons à proscrire des termes comme celui de « tranny », nous abondons en fait précisément dans le sens des systèmes de pensée sur lesquels se fondent l’homophobie et la transphobie ! Dans La Vie de Brian, Brian refuse de contribuer au mouvement anti-Sémites, ce qui conduit sa mère à lui dire que lui aussi est un Romain. Dans un courageux discours de « coming out », il proteste : « Je ne suis pas un Romain, maman, je suis un feuj, un youpin, un youtre, un nez-crochu, je suis casher maman, je suis un marcheur de la Mer Rouge, et fier de l’être ! »

On en est bien loin aujourd’hui. La controverse autour du terme « tranny » n’est pas un cas isolé ; de tels accrochages sont devenus des passages obligés dans un certain nombre de conférences et de réunions. Il devient en effet difficile de parler, de se produire en public, de présenter son travail sans que quelqu’un-e, quelque part, ne déclare être blessé-e ou traumatisé-e de nouveau. Toute manifestation culturelle, peinture, pièce de théâtre, discours, utilisation anodine d’une formulation argotique, manière de décrire quelque chose ou caricature s’expose à ce risque — et le fait que l’élément blessant fasse partie d’un travail esthétique plus large et complexe n’y change rien. Lors d’une conférence, la représentation d’une pièce de théâtre qui mettait en scène la mutilation du corps féminin au xviie siècle fut qualifiée de transphobe ; les dommages infligés aux personnes trans qui y avaient assisté furent l’objet de multiples réunions publiques. Au cours de la même conférence, une performance qui présentait un personnage de « diseuse de bonne aventure » fut dénoncée comme participant des clichés orientalistes. À un autre événement auquel j’assistai et qui portait sur les masculinités queer, les organisateur-rice-s se virent accuser de marginaliser les féminités queer. Et dans un cours que j’ai donné il y a peu, une jeune personne s’est inquiétée d’avoir pu faire violence à un-e étudiant-e trans en se trompant de pronom pour parler d’un-e troisième étudiant-e — qui lui/elle ne semblait pas s’en soucier. Un-e autre étudiant-e m’a récemment dit que la projection du film La Bataille d’Alger dans un cours sur le colonialisme lui avait fait violence. Dans nombre de ces situations les groupes offensés réclament des excuses, et obtiennent la promesse que les parties blessantes de telle ou telle œuvre seront supprimées à l’avenir ; ainsi, dans le cas de « Trannyshack », le nom du club a été changé.

L’ÉMERGENCE DE RÉACTIONS RÉDUCTRICES FACE À DES ŒUVRES ESTHÉTIQUES ET ACADÉMIQUES VA DE PAIR AVEC UNE SIMPLIFICATION OUTRANCIÈRE DES DÉFINITIONS DU TRAUMATISME.

L’émergence de telles réactions réductrices face à des œuvres esthétiques et académiques va de pair avec une simplification outrancière des définitions du traumatisme. Nous disposons de toute une série d’études nuancées sur le traumatisme, héritée de décennies de travaux sur la mémoire, la violence politique et la maltraitance. Ces travaux nous offrent des analyses multiples de la manière dont un souvenir chargé en émotions lié à une douleur, de la maltraitance, des actes de torture ou un emprisonnement peut être ravivé par des situations ou des associations d’idées ; le corps va alors être submergé par des souvenirs enterrés depuis longtemps, et ce avec des résultats imprévisibles. Or tout ce travail, mené entre autres par Shoshana Felman, Macarena Gomez-Barris, Saidiya Hartman, Cathy Caruth, Ann Cvetkovich et Marianne Hirsch, a été rejeté au loin par cette nouvelle vague de personnes pour qui il y a toujours quelque chose qui va mal.

Les personnes qui disent se sentir violentées mobilisent une conception littérale et simpliste de la douleur émotionnelle et présentent les événements traumatiques comme une souffrance mal enterrée qui peut facilement refaire surface dès lors que l’on est confronté-e à une représentation ou une association d’idée qui fait penser à l’expérience douloureuse originelle, voire juste à son thème. Dans le passé, on se tournait vers les écrits mystiques de Freud pour penser la mémoire, celle-ci se présentant comme un palimpseste sur lequel des couches successives d’écritures ont recouvert l’original. Nous la voyons maintenant comme un fil électrique qui attend sagement dans la psyché qu’une étincelle le parcoure. Là où auparavant nous décrivions le rappel traumatique comme un ensemble de symptômes énigmatiques que manifestait le corps, on réduit désormais la résurgence d’un souvenir en employant le terme fourre-tout de « trigger », comme si la douleur émotionnelle était une sorte de muscle endolori : une chose qui fait mal dès qu’on la déploie, une blessure dont il faut prendre soin.

Il y a quinze ou vingt ans, des livres comme States of Injury (1995) de Wendy Brown ou The Melancoly of Race : Psychoanalysis, Assimilation and Hidden Grief (2001) d’Anna Cheng invitaient les lecteurs et lectrices à une réflexion sur la manière dont l’expression de doléances se transformait en celle de douleurs, dont la politique en venait à requérir l’invocation d’une blessure et dont la rhétorique néolibérale de la douleur individuelle masquait la violence des fondements de l’inégalité sociale. Il semblerait que les nouvelles générations de personnes queer  n’aient retenu qu’une partie du propos ; au lieu de voir que c’est précisément en psychologisant la différence politique, en individualisant les exclusions structurelles et en vidant de sa substance le changement politique que le néolibéralisme opère, certain-e-s activistes d’aujourd’hui semblent avoir mis en équation militantisme et description de blessures individuelles et de douleurs psychiques. Soyons clair : dire que l’on se sent blessé-e parce qu’une autre personne queer emploie un terme qui a fait l’objet d’un retournement, comme « travelot », et organiser une action contre l’utilisation de ce mot, ça n’est pas  du militantisme. C’est de la censure.

Dans une société post-affirmative action [discrimination positive] qui relègue l’histoire pourtant récente de violences politiques telles que l’esclavage et le lynchage à un passé distant et déconnecté du présent, toutes les difficultés traversées sont mises sur le même plan. Certain-e-s étudiant-e-s, habitué-e-s à ressasser des récits d’événements douloureux de leur enfance (la mort de leur animal ou de leur perroquet de compagnie, une blessure au sport) dans leurs dossiers de candidature pour entrer à l’Université ou dans d’autres mises en scène similaires, en sont venu-e-s à se considérer comme autant de petits soi nus, tremblants et frémissants : trop vulnérables pour accepter qu’on les charrie, trop endommagés pour pouvoir faire des blagues. Dans les communautés queer , certaines personnes prônent désormais une conscientisation version « It gets better » [ça va aller] qui fait des jeunes gays et lesbiennes des personnes suicidaires, dépressives et tyrannisées qui luttent, tels des manchots empereurs, pour traverser le paysage polaire désolé qu’est l’hiver de l’enfance. Avec l’aide d’adultes amicaux, de la thérapie, des groupes de jeunes queer et des campagnes nationales, ces mêmes jeunes intériorisent un récit de violences qu’ils/elles peuvent avoir e-lles-ux-mêmes expérimentées ou pas. Les groupes de jeunes queer en particulier mettent en place un univers fondé sur le traumatisme et incitent les jeunes LGBT à se percevoir comme « menacés » ou « précaires », qu’ils/elles se ressentent vraiment ainsi ou pas, et que leur coming out en tant que lesbienne, gay, bi ou trans ait eu des conséquences violentes ou pas ! Lorsqu’elles deviendront « trop vieilles » pour rester dans ces groupes de jeunes, ces personnes LGBT en partiront avec comme bagage une hypersensibilité aux signes et aux indices de cette violence dont elles ont tant parlé.

LA REVENDICATION D’ESPACES SAFE A FONCTIONNÉ DE CONCERT AVEC LES POLITIQUES URBAINES D’ACCROISSEMENT DE LA SURVEILLANCE DES QUARTIERS PAUVRES ET DE GENTRIFICATION DES AUTRES.

Que se passe-t-il lorsque les jeunes, qui héritent des combats de plusieurs générations de militant-e-s queer, e-lles-ux-mêmes devenu-e-s quadragénaires ou quinquagénaires (et qui, eux, dans leur enfance, ne pouvaient pas faire appel à des campagnes contre le harcèlement ou à des services sociaux, ni bénéficier de multiples représentations d’autres personnes queer construisant leur vie), se sentent violenté-e-s, traumatisé-e-s, abandonné-e-s, non reconnu-e-s, battu-e-s, frappé-e-s et blessé-e-s ? Ces jeunes, avec leurs allié-e-s hétéros, leurs parents qui les soutiennent et leur nouveau droit au mariage appellent régulièrement à la constitution d’« espaces safe ». Or, comme le démontre le livre de Christina Hanhardt Safe Space : Neighborhood History and the Politics of Violence qui a reçu le prix Lambda Literary, le programme politique que représente la revendication d’espaces safe a fonctionné de concert avec les politiques urbaines d’accroissement de la surveillance des quartiers pauvres et de gentrification des autres. Safe Space retrace le développement des politiques LGBT aux États-Unis de 1695 à 2005 et explique la manière dont l’activisme LGBT, d’un mouvement de coalition populaire et multi-racial qui avait construit des liens solides avec les groupes de lutte contre la pauvreté et les organisations antiracistes, est devenu un mouvement mainstream anti-violence qui aspire à une reconnaissance institutionnelle.

Lorsque les communautés LGBT font de la « sécurité » leur priorité absolue (et ce en pleine ère militariste et sécuritaire) en se fondant sur une surenchère de récits de traumatisme, elles laissent complètement tomber la lutte contre les formes toujours plus agressives d’exploitation, contre le capitalisme mondialisé et contre les systèmes politiques corrompus.

Est-ce cela, la fin du monde ? Quand des groupes de personnes qui partagent une cause, des rêves utopiques et un même but se condamnent entre elles au lieu d’anéantir les banques et les banquiers, les politiciens et les parlements, les présidents d’université et les PDG ? Au lieu de prendre conscience que, comme Moten et Hearny le formulent dans The Undercommons, « nous nous devons tout les un-e-s aux autres », nous décidons de mesures disciplinaires, nous nous évinçons les un-e-s les autres de projets qui devraient nous unir, et nous réunissons en petits réseaux érotiques pétris d’autosatisfaction.

Je crois qu’il est temps de prendre nos responsabilités et de cesser les généralités abusives : tou-te-s les jeunes LGBT ne sont pas suicidaires, toutes les personnes LGBT ne subissent pas des formes de violence et de harcèlement, et de fait la classe et la race restent des facteurs bien plus cruciaux lorsqu’il s’agit de rendre compte de la vulnérabilité à la violence, à la brutalité policière, au harcèlement, de l’accès réduit à l’éducation et des difficultés rencontrées dans le monde du travail. Cessons ce moralisme de diva, questionnons les désirs contemporains de messages prémâchés sur le progrès, le développement et les horizons des possibles ; regardons bien en face les privilèges qui permettent l’indignation et l’étalage public de la douleur ; admettons qu’être queer ne signifie plus systématiquement être brutalisé-e et plaidons pour des récits plus situés de la marginalisation, du traumatisme et de la violence. Ne faisons pas la fête ailleurs quand Rome (ou Paris) brûle, ne nous laissons pas happer par cette rhétorique de la blessure individuelle quand les eaux montent, ne pleurons pas quand les bêtises s’accumulent ; regardons ces guerres internes comme la distraction qu’elles sont devenues. Il fut un temps où l’appellation « queer » désignait une opposition aux politiques identitaires, une volonté d’alliance, une vision de mondes alternatifs. C’est désormais le cache-sexe d’une fédération d’inquiétudes identitaires. Il est temps de bouger, de confondre l’ennemi, de devenir illisibles, invisibles, anonymes (voir l’article de Preciado sur l’anonymat et les Zapatistes [4]). José Muñoz dirait « Nous n’avons jamais été queer. » Un grand chevalier des Monty Python dirait « Nous ne sommes plus les chevaliers qui disent “Ni, nous sommes les chevaliers qui disent Ekke Ekke Ekke Ekke Ptangya Ziiinnggggggg Ni”. »

  • le titre original de cet article est You are triggering me ! publié sur le blog Bully Bloggers. Le verbe trigger renvoie littéralement à « déclencher », « appuyer sur la gâchette ». Il s’agit de déclencher chez quelqu’un une réaction forte, de réveiller un traumatisme ou une sensibilité particulière. D’où les Trigger warning qui peuvent accompagner une vidéo ou un article qui montre des scènes violentes. Il n’y a pas de traduction française satisfaisante. Nous avons généralement traduit par « faire violence » ou « violenter », qui semble être l’équivalent en termes d’usage communautaire et politique.
  • Référence à « The Spanish Inquisition », un sketch de la série des Monty Python

Flying Circus (disponible avec un sous-titrage français sur YouTube)

  • Référence à « Spam », un sketch de la série des Monty Python Flying Circus.

[4]

https://bullybloggers.wordpress.com/2014/06/11/transfeminist-marcos-by-beatriz-marc os-preciado




Différence entre “conflit” et “violence

La violence est toujours négative, car destructive, alors que le conflit peut être positif s’il est constructif et s’il évite ainsi de tomber dans la violence.

La violence

La violence est toujours négative, parce qu’elle est destructive pour les deux parties en conflit, et éloigne la possibilité d’un accord. De plus, la violence est destructive à la fois dans le présent et pour l’avenir.

Le conflit

Le mot “conflit” peut se comprendre de deux façons:

  • avec une connotation négative quand il s’accompagne de violence (conflit armée)
  • ou avec une connotation constructive quand il exprime une opposition, un désaccord entre deux parties, sans passer à la violence à ce stade.
    Dans ce cas, l’expression du désaccord par chacun des parties va leur permettre de comprendre la position de l’autre, et par là, de tenter de transformer le désaccord en accord.

Comment passer de la violence destructrice au conflit constructif?

Nos relations avec d’autres personnes, c’est-à-dire notre vie sociale, entraîne des oppositions, des tensions et des conflits.

Les questions essentielles sont alors:

  • Comment canaliser les désirs de violence qui peuvent naître d’un désaccord ou d’un conflit, pour qu’ils soient les moins destructeurs possibles?
  • Comment rester au stade du conflit constructif pour transformer le désaccord en accord, sans dégénérer en violence?
  • Ou si la violence s’est déjà exprimée, comment revenir au stade du conflit constructif pour que les divergences de positions se transmettent plutôt par des mots.

Evolutions possibles du conflit

Le conflit, au sens de l’opposition de positions, peut se résoudre si les 2 parties se font des concessions réciproques ou trouvent une 3e voie créative.

Par contre, il s’enlise et s’empire, si les 2 parties campent sur leurs positions, sans imaginer d’autres voies d’issue acceptables.

Bénéfice du conflit constructif

Le conflit constructif, c’est l’expression claire d’un désaccord avec, comme but, d’arriver à un accord qui résoud le conflit.

L’expression du désaccord est saine, car elle permet de reconnaître l’existence du conflit, sans quoi, il ne peut se résoudre. Il faut donc s’encourager à s’autoriser à l’exprimer, et à l’exprimer expressément dans ce but.

À partir de l’adresse <https://www.grainesdepaix.org/fr/ressources/sinspirer/concepts-de-paix/Facteurs-de-paix-3-idees-fortes/linacceptabilite-de-la-violence/difference-entre-conflit-et-violence>




De la justice..

J’ai trouvé deux choses..

A) Les bases de la justice seraient:

1-Impartialité

-Quand la rumeur prends le pas, qui peut demeurer impartial ?

2-Égalité devant la loi

-La parole d’une femme est-elle égale à celle d’un homme ?

3-Présomption d’innocence

-Un homme sera coupable à priori (voir vidéo ci-dessous)

4-Recherche de la preuve

-Aucunes preuves tangibles n’ont été apportées à ce jour

B) J’ai trouvé aussi cette vidéo qui me semble très pertinente:




Comment la culture du call-out nous traumatise:

Trouvé sur https://zine-le-village.fr/ où il y a aussi d’autres ressources… le call-out, kesako?




Mieux gérer nos conflits

Voici un PDF de 188 pages sur cette question du conflits, vous pouvez le télécharger, l’imprimer…




Un axe de réflexion autour de la justice intracommunautaire.

Sur Toulouse un groupe travaille ces questions d’exclusions.. ceci est un extrait d’un texte plus long publié sur IAATA le 18 Novembre 2023

Nous critiquons l’utilisation quasi-systématique de l’exclusion et d’approches punitives qui relèvent davantage du dressage que de la transformation sincère. On voit la sanction, tout comme la prison, comme un outil défectueux et une impasse politique.

Notre démarche s’inscrit dans une approche transformatrice, féministe, queer, critique de toutes les oppressions et des systèmes qui les sous-tendent : en d’autres termes, notre approche se veut révolutionnaire.

Cependant, nous ne voulons pas opposer l’idéal politique à la réalité du « terrain ». Nous sommes conscient·e·s que l’exclusion peut être nécessaire dans certains cas, notamment pour que les personnes victimes d’agressions et de discriminations puissent continuer de fréquenter leurs assos, milieux, etc.

Dans tous les cas nous voulons repenser cet outil, pour ce qu’il est : un outil, un certain moyen de réponse, et donc s’en servir en fonction des besoins réels et non pas d’une projection morale.

Nous voulons nous dire qu’à des moments c’est opportun de s’en servir, mais qu’à d’autres moments ça ne l’est pas : et c’est ça que nous essayons de définir ensemble pour éviter les réponses toutes faites qui déshumanisent tout le monde (victimes comprises).

Ainsi :

  • Nous critiquons clairement que cet outil se systématise à l’ensemble de la communauté queer et d’autres, ne touchant pas des personnes véritablement privilégiées, intouchables, qui ont la capacité et le pouvoir de se défendre.
  • Nous critiquons que l’exclusion soit toujours définitive et ne prenne pas en compte la capacité des individus à se remettre en question, modifier leur comportement et donner réparation.
  • Nous critiquons que l’exclusion ne soit pas toujours assortie d’une explication claire, ce qui amène la personne exclue à réintégrer de nouveaux espaces sans avoir pris connaissance des comportements à travailler.
  • Nous critiquons que des situations de conflits soient amalgamées avec des situations d’agressions.
  • Nous critiquons la binarité victime/agressaire, et le fait de baser tout notre jugement sur la première personne qui se dit victime.
  • Nous critiquons que des choix d’exclusion puissent se faire sur la base de ressentis, sur un « sentiment d’agression » et non d’actes réels et sans hiérarchie des situations.
  • Nous critiquons que certaines personnes se réapproprient des histoires d’agressions pour effectuer des exclusions sans demander l’avis des personnes directement concernées et que ces histoires servent finalement surtout à satisfaire des égos mal-placés.
  • Nous critiquons que, encore une fois, les besoins des personnes victimes ne soient souvent pas écoutés ni même demandés.
  • Nous critiquons le fait que des personnes vont exclure pour se montrer vénères, avec une compétition à la radicalité créant une atmosphère de méfiance et de peur et contribuant à ce que rien ne change, et surtout pas les hiérarchies sociales militantes et communautaires, ce qui participe aussi à l’auto-exclusion des personnes les plus vulnérables.
  • Nous critiquons que les situations de handicaps et neuroatypie ne soient pas assez prises en compte, menant à de nombreuses exclusions et ostracisations de personnes ne correspondant pas à la norme neurotypique et valide.
  • Nous critiquons le fait de calquer des représentations hétérosexuelles sur des relations queers, en victimisant la personne la plus fem et en condamnant la personne plus masc ou en révélant la transmisogynie si courante dans les milieux queer et/ou TPBG.
  • Nous critiquons les dynamiques de rumeurs, de on-dits, qui mènent à mettre de nombreuses personnes à l’écart sans qu’elles aient jamais connaissance de ce qu’on leur reproche ou la possibilité de s’expliquer et d’échanger.
  • Nous critiquons la non-prise en compte des effets de l’exclusion sur la santé mentale et physique des personnes exclues, et l’utilisation de l’exclusion à la légère ou sous prétexte que les gens sont trop fatigués pour gérer des conflits.
  • Nous critiquons que les gens aient trop peur d’être exclus pour être capables de se positionner contre quelque chose qui leur semble injuste.
  • Nous critiquons que l’exclusion amène très rarement à changer des comportements problématiques, mais parfois les aggrave.
  • Nous critiquons que la peur de l’exclusion et la déshumanisation des agressaires dissuade des personnes de se questionner ou de reconnaître leurs propres comportements problématiques.
  • Nous critiquons qu’il soit plus risqué de reconnaître ses torts que de les nier.
  • Nous critiquons ces logiques qui nous auto-détruisent en prétendant nous empuissancer.

Nous déplorons les luttes intestines et nous inscrivons radicalement en désaccord avec les comportements sapants et autodestructeurs qui font le nid des fachos, de l’État et du capitalisme depuis aussi longtemps que ces dérives de l’histoire existent.
Nous essayerons toujours d’accueillir la critique et de la comprendre pour continuer sans cesse de faire de notre mieux, sachant que notre mieux de maintenant n’est pas « Le Bien » et qu’avec un peu de chance on fera encore mieux plus tard, du moins tant qu’on garde a l’esprit qu’on n’atteindra jamais « Le Bien ». Pour nous, la critique est nécessaire, perpétuelle et ancrée dans le dialogue.




Faire Justice [Elsa Deck Marsault]1/2

Premières pages du livre, prises sur le site de l’éditeur “La Fabrique”

Il y a aussi un autre texte, des vidéos, des sons

“Faire Justice-Une surenchère féministe”

Dans des espaces où il est admis que le recours à la police en cas de violence n’est pas la solution mais plutôt un problème supplémentaire, le risque principal consiste à n’avoir aucun relais extérieur pour dénoncer les injustices qui s’y déroulent. Cela est encore plus dangereux quand on parle d’abus exercé par le groupe sur un·e individu·e, par exemple dans le cas d’un harcèlement collectif. Les espaces féministes, queer, autonomes ou plus largement abolitionnistes constituent en ce sens un cocktail détonnant. En mêlant rejet de la police et huis clos, constitué par des personnes qui cherchent à rééquilibrer les injustices sociales au sein même de leur groupe, le contexte est favorable au déroulement de nombreux excès – et ce dans une relative impunité.

Quand la société nous paraît trop violente, nous pouvons avoir tendance à nous replier sur les communautés et les personnes qui sont a priori censées nous faire du bien et être source d’em- powerment27 individuel. L’espace militant constitue parfois le seul où l’on se sent à sa place, ce

qui peut développer un sentiment d’appartenance et la sensation d’un pouvoir individuel et collectif. Si ces sentiments sont bienvenus, ils peuvent aussi devenir dangereux dans le cadre d’un règlement de conflit. J’ai observé de nombreux groupes dépassés par leur propre puissance et leur capacité de nuisance. Quand le groupe élabore des justifications morales ou politiques communes pour appuyer sa démarche, la conviction collective d’être dans son bon droit et d’exercer une juste autorité se renforce, ce qui favorise les pires abus sans que personne ne puisse rien dire ou faire.

Comme le note le psychosociologue Didier Anzieu sur les dynamiques collectives, il existe un phénomène de réaction en chaîne entre la frustration que certains groupes peuvent ressentir et la violence qu’ils mettent en œuvre contre certain·es de leurs membres. La frustration des groupes militants se développe face aux nombreux obstacles politiques, économiques et éco- logiques rencontrés ; cette frustration crée de la colère, dont l’une des parades est de « localiser l’agressivité sur une personne, un sous-groupe qui la reçoit en dépôt sans y contre-réagir agressivement ». Nous faisons aujourd’hui face, dans certains milieux militants, à ce que nous pour- rions considérer comme la désignation de boucs émissaires à des fins cathartiques collectives. Didier Anzieu conclut : « J’ai moi-même décrit, sous le nom d’“illusion groupale”, l’état d’un groupe qui est si parfaitement satisfait de lui qu’il va jusqu’à dénier, contre les faits eux-mêmes, sa propre agressivité » Il est particulièrement difficile de dénoncer l’aspect systémique des violences qui se jouent dans les milieux minorisés sans connaître une certaine levée de boucliers. Pourtant, ces violences existent et les reconnaître permettrait probablement de les dépasser. Qu’on parle de remontrances et de critiques publiques, d’exclusion ou encore de harcèlement, l’arsenal punitif venant se substituer à l’arsenal juridique est tout aussi fourni et varié. Le constat est amer. Ce que nous nous infligeons entache l’énergie de nos luttes et marque les personnes qui s’y sont investies de façon durable.

Il est difficile de se figurer jusqu’où peuvent aller les violences en contexte militant sans y avoir été directement confronté·es, soit en accompagnant une personne qui en est victime, soit en en étant soi-même victime. J’ai vu ces violences s’exercer de manière similaire dans des espaces aussi variés que les milieux écologistes, anarchistes, féministes, queer, antiracistes, etc. Les récits que je vais aborder concernent donc des militant·es des milieux progressistes. Pour des raisons de confidentialité et d’anonymisation, ils sont chacun constitués d’un assemblage de plusieurs histoires, et les noms ont été modifiés ; pour autant, les dynamiques à l’œuvre ont été respectées et les faits décrits se sont réellement déroulés. Ces exemples ne sont pas racontés des différents points de vue : ces récits sont donc partiels, situation similaire à ce qu’il se joue dans la vie, quand une personne vient nous raconter son vécu ou que nous vivons nous-même une situation de conflit – nous ne disposons jamais de tous les éléments. En ce sens, il est important de suspendre son jugement sur qui a raison et qui a tort – même s’il est possible de produire une critique des mécanismes en jeu. Il s’agit ici de se rendre compte de l’ampleur des dégâts pour, ensuite, pouvoir penser des alternatives.

En milieu féministe

Le récit qui suit traite d’agression sexuelle et de viol.

M., militante féministe depuis une dizaine d’an- nées, est impliquée dans une association qui aide les victimes de violences sexuelles à déposer plainte. En 2020, M. fait l’objet d’une dénonciation publique sur une liste de diffusion. Un groupe de personnes affirme dans un mail que

M. soutient les violeurs et demande qu’elle soit exclue de la liste ainsi que d’un ensemble de lieux et d’associations de sa ville. Le mail est flou : il ne précise ni nom, ni date, ni actes précis. Il n’est pas

signé. Après avoir mené son enquête, M. réussit à trouver les auteur·rices du texte. Elle finit par comprendre que celui-ci fait référence à une histoire qu’elle a vécue avec son ami, T., et plus particulièrement à des violences sexuelles qu’il lui avait infligées.

En effet, en 2015, lors d’une fête, T. viole M. Pourtant, à ce moment-là et pour différentes raisons qui lui sont propres, M. ne parvient pas à mettre le mot « viol » sur cette agression. Plusieurs mois après, en discutant avec des ami·es militant·es, M. prend finalement conscience du fait qu’il s’agit bien d’un viol. Ses camarades deviennent un soutien dans son processus de conscientisation et de guérison. Elle commence une thérapie et décide finalement de confronter T., qui est malgré tout resté son ami. Elle ne sou- haite pas porter plainte, car elle estime que cela ne serait bénéfique pour personne. Après une discussion avec lui en face à face, dans laquelle il reconnaît les faits, elle décide de continuer à entretenir cette amitié, de l’aider à se remettre en question et à travailler sur son comporte- ment. Il est volontaire, commence une thérapie et assiste à des groupes de parole pour auteurs de violences. Entre-temps, le groupe militant de M., en particulier quelques-uns de ses soutiens les plus proches, lui font part de leur incompréhension vis-à-vis de ce choix. D’après ses camarades de lutte, la seule manière de traiter un violeur est de couper définitivement les ponts avec lui, de le condamner catégoriquement et publique- ment. À leurs yeux, M. fait trop de compromis, ce qui entre en contradiction avec leur engage- ment commun auprès des victimes de violences sexistes et sexuelles et, plus généralement, avec leur militantisme féministe. Sa position vis-à-vis de T. leur semble ambiguë et iels prennent leurs distances. M. finit par aider seule T., car celui-ci se retrouve isolé. M. décide de réduire son acti vité militante.

Après quelques mois, elle reçoit sur la liste de diffusion le mail qui l’accuse de soutenir des violeurs. Mail qui déclenche une vague d’acharne- ment : plusieurs lieux et associations lui ferment leur porte, elle est retirée des listes de diffusion et, malgré plusieurs tentatives de prise de contact, ses mails et appels à ses ancien·nes camarades de lutte restent sans réponse. À leur tour, ses ami·es subissent aussi une forme de harcèlement s’iels restent liées à M., ce qui les pousse à s’éloigner. Elle se retrouve d’autant plus isolée. À ce stade, elle ne sait pas exactement ce qui lui est reproché ou demandé, ni comment mettre fin à la situation.

Harcèlement et ostracisme

Il va sans dire que le sentiment d’être exclu·e d’un mouvement auquel on a contribué pendant des années est d’une grande violence. On peut parler de « harcèlement » même s’il s’agit d’un ensemble de faits qui, justement, correspond plutôt à une absence d’actions à l’encontre de la personne : on refuse de lui parler, on lui ferme les portes de lieux, on l’isole en faisant pression sur ses soutiens, on la retire des canaux d’information. Le harcèlement repose d’ordinaire sur des faits concrets et constatables, et relève d’un ensemble d’agissements abusifs à l’encontre d’une personne (violences physiques, verbales, etc.) On parle par exemple de dog pilling (effet de meute) pour désigner le fait de commenter par des insultes ou attaques personnelles une publication ou un contenu perçu comme problématique à plusieurs30, ce qui donne lieu à un empilement de commentaires plus ou moins vindicatifs. On retrouve ce mécanisme sur des groupes Facebook ou sur des applications de communication interne à des collectifs militants (Slack, Discord ou Signal) où la place de l’écrit est prégnante et favorise le harcèlement.

Pour autant, on peut concevoir autrement le harcèlement : l’ostracisation (désignée en anglais sous le terme cancelling) en constitue aussi l’une des formes. Le harcèlement de groupe peut consister à nier l’existence d’une personne, à lui retirer son droit de parole en arrêtant de l’écouter ou en sapant systématiquement la légitimité de son discours. Jo Freeman, militante lesbienne et féministe dans les années 1970, a vécu ce type de harcèlement et le raconte en ces termes : « Pas à pas, j’ai été ostracisée : si un article collectif était écrit, mes tentatives de contribution étaient ignorées ; si j’écrivais un article, personne ne le lisait ; quand je parlais en réunion, tout le monde écoutait poliment, puis reprenait la discussion comme si je n’avais rien dit ; les dates des réunions ont été modifiées sans que je sois informée ; quand c’était à mon tour de coordonner un projet de travail, personne ne m’aidait. » Cet aspect du harcèlement relève de la violence psychologique. Dans le cadre de violences conjugales, l’instauration d’un climat de violence psychologique est bien connue : le fait de casser des affaires de la personne victime ou encore de minimiser ou d’exagérer sans cesse son ressenti. Dans le cas de harcèlement collectif, cela l’est moins, bien qu’on commence à considérer le problème du harcèlement scolaire (sans toutefois considérer la violence de l’école elle-même). Le harcèlement collectif dans un cadre militant reste peu discuté. L’un des problèmes majeurs quand on est victime de harcèlement collectif est de réussir à en parler autour de soi en étant pris·e au sérieux. En effet, comment rendre compte de l’ampleur du problème et des répercussions sur sa vie quand ce que l’on décrit est une absence d’actions et d’interactions ? Parce qu’il est particulièrement pernicieux, le propre du harcèlement est souvent de ne pouvoir être perçu que par la personne qui en est victime. Tout est mis en place pour que celle-ci se retrouve isolée et ne puisse pas en parler. Il est courant de se faire taxer de « paranoïaque » tant les faits peuvent sembler minimes par rapport aux répercussions évoquées. Cette situation accentue d’autant le sentiment de solitude et d’incompréhension. De plus, le harcèlement fonctionne comme un virus : il touche une personne, mais peut s’étendre à toutes celles qui souhaiteraient lui venir en aide et qui du coup s’éloignent. Peu à peu, cette personne se retrouve donc complètement isolée.

Ce mécanisme est accentué quand le harcèlement se veut motivé par des raisons politiques. Dans le cas de M., son harcèlement fait suite à une démarche jugée comme conciliante avec un violeur. Toutes les personnes qui lui montreraient du soutien seraient en ce sens suspectées de partager sa vision. Soutenir M. reviendrait à prendre parti contre le mouvement féministe, personnalisé par le groupe à l’origine du harcèlement. Aucune place pour la nuance : il n’y a plus une diversité de façons d’être féministe, mais une bonne et de nombreuses mauvaises manières de l’être. Tout se passe ici comme si le nombre de personnes adhérant à une vision des choses rendait cette dernière véridique et incontestable. Il devient alors quasi impossible de se dérober au mouvement ou d’aider la personne visée sans se voir ciblé·e par le groupe : on est soit avec, soit contre le mouvement et a fortiori soit féministe, soit antiféministe.

Là encore, ce mécanisme peut s’expliquer par le biais de la socio-psychologie. Dans le cadre de la création d’un groupe, celui-ci doit prendre des mesures pour survivre dans le temps. Selon Sartre, qui travaille alors sur les mouvements révolutionnaires de 1789, l’une de ces mesures est de l’ordre de la contrainte : le groupe pour- chasse en son sein tout·e membre suspect·e de vouloir se retirer de l’action commune. Chacun·e est considéré·e comme un·e traître en puissance. Cela entraîne les conflits, les oppositions, les épurations, qui visent à amoindrir les positions individuelles au profit de la communauté et qui institue « l’obligation de la [solidarité] ». Un « serment » se façonne, par lequel chacun·e s’en-gage à maintenir l’appartenance au groupe

« Au stade précédent, la [solidarité] était une expérience vécue, une invention libre surgie dans le moment. Maintenant, chacun l’impose à cha- cun dans la durée. » Cette thèse pourrait expliquer le niveau de méfiance qui s’instaure dans les milieux militants et les phénomènes de gatekee- ping. Ces derniers se retrouvent à devoir garder leurs frontières extérieures, par exemple, en cas d’attaque de groupes réactionnaires, mais aussi épurer leurs espaces intérieurs en traquant les traîtres potentiel·les (les personnes qui ne s’impliquent pas assez, les « mauvais·es militant·es »




Faire Justice [Elsa Deck Marsault] 2/2

Il y a aussi un autre texte , des vidéos, et des sons

Dans son essai Faire Justice: Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, publié aux éditions La Fabrique (2023), Elsa Deck Marsault réfléchit aux formes contemporaines du militantisme progressiste, et en particulier des luttes féministes et LGBT+, prises en étau entre une vague réactionnaire et conservatrice, et une injonction à la déconstruction de plus en plus forte inscrite au cœur de certains mouvements militants.

Nous en publions ici plusieurs extraits.

Je me suis beaucoup interrogée avant de me lancer dans l’écriture de ce livre. Il fait face à un obstacle majeur: celui d’être récupéré par des personnes ou groupes sociaux cherchant à justifier des comportements violents ou oppressifs. À l’heure où les forces réactionnaires semblent de plus en plus puissantes et vont jusqu’à utiliser nos dissensions contre nous-mêmes, produire une critique publique de nos contradictions internes peut apparaître comme une trahison. Ouvrir la question de ces défaillances revient pourtant à ne pas les laisser dicter nos combats et agendas politiques.

Nos milieux reproduisent des mécanismes punitifs qui nous marquent, nous traumatisent et nous affaiblissent durablement. Nous avons intériorisé un système de pensée qui justifie les souffrances que nous nous infligeons. J’ai donc dû faire la paix avec l’idée d’une récupération politique, car il est plus important que tout de visibiliser nos dysfonctionnements internes pour nous y confronter afin de les dépasser.

[…]

Moralisme progressiste

En l’absence d’un projet militant fédérateur pouvant mener à un futur enviable, les forces progressistes en viennent à succomber à un moralisme justicier et réprobateur. On pourrait parler d’un militantisme sans réel espoir de changement. C’est ce que Wendy Brown nomme le «moralisme progressiste».

Ce moralisme s’incarne dans les interdits individuels, ce qui entraîne la condamnation de certains mots, arguments ou actes, ou alors dont l’usage est restreint à un registre très étroit. S’il est juste de bannir certains comportements ou termes oppressifs courants dans les médias ou dans nos familles, ces interdits s’appliquent encore plus durement au sein même de ces franges progressistes.

Ainsi, on se retrouve à critiquer lourdement les militant·es de nos propres organisations pour chaque erreur lexicale ou faux pas politiquement non correct. J’ai par exemple déjà observé des gens exiger qu’une association distribuant des repas gratuits présente des excuses pour avoir préparé des plats contenant de la viande.

Dans mon travail et ma vie de militante, il se passe rarement une semaine sans que soit évoqué un conflit absurde autour d’une publication ou d’une prise de parole «problématique», générant des demandes interminables d’explications publiques. Ce moralisme progressiste s’incarne aujourd’hui dans une ribambelle de notions-injonctions régulant l’ordre social et sanctionnant les dissensus: celle du safe, de la bienveillance, de trigger warnings ou encore de la «radicalité». Tenir une telle critique dans la société occidentale contemporaine où les forces réactionnaires parlent sans cesse de «wokisme» est particulièrement délicat.

À l’origine, ce terme, créé dans les milieux antiracistes états-uniens, désigne le fait d’ouvrir les yeux sur les structures d’oppression dans lesquelles nous nous trouvons. Apparu en français en 2015, il s’est vu réapproprié par les forces réactionnaires, qui l’emploient pour désigner et discréditer les courants de pensée progressistes et les causes œuvrant à la justice sociale (féminisme, antiracisme, antispécisme, etc.) Si ces critiques et le dévoiement de cette notion sont ancrés dans l’ignorance, la peur et la lâcheté, cela ne doit pas nous empêcher, de notre côté, d’ouvrir les yeux sur certaines de nos pratiques.

Une autre caractéristique du discours moraliste est de se focaliser sur certaines personnes, prises individuellement, qui incarneraient l’ordre établi et tout ce que l’on veut combattre, comme le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc., et de réduire tout simplement le mal à ces cas individuels. La conséquence en est une individualisation des rapports de domination qui, par définition, sont pourtant le fruit de dynamiques sociales.

Ce phénomène de personnalisation de nos ennemi·es politiques s’opère en cohérence avec une société occidentale néolibérale qui prétend reposer sur un ensemble d’individu·es et non pas des groupes ou classes sociales. Il participe à l’invisibilisation des mécanismes structurels responsables des rapports d’oppression.

On s’attaque aux effets des rapports d’oppression plutôt qu’aux raisons pour lesquelles des systèmes comme le capitalisme ou encore l’impérialisme existent.

Certes, les rapports sociaux influent sur les rapports de force qui se jouent dans les relations interpersonnelles. Mais les individu·es à elleux seul·es ne sauraient en être les uniques responsables, car les rapports de domination reposent sur différents niveaux: individuel, mais aussi institutionnel, structurel et historique. Bien qu’individuellement nous ayons une responsabilité et un rôle à jouer dans l’abolition d’un système de classe et de privilèges, nos marges de manœuvre sont limitées.

C’est bien parce que le système peut sembler inébranlable que nous nous replions sur le niveau individuel. Abattre une personne est plus simple que d’abattre le système qui la soutient. On s’éternise sur ce que quelqu’un·e a dit ou fait sur les réseaux sociaux au lieu de s’intéresser aux instances du pouvoir politique et économique. On agit comme si les injustices sociales découlaient uniquement de la faillite morale de certain·es, au lieu de reconnaître qu’elles sont aussi le résultat d’un processus historique de construction culturelle, politique et socio-économique du pouvoir.

Autrement dit, on s’attaque aux effets des rapports d’oppression plutôt qu’aux raisons pour lesquelles des systèmes comme le capitalisme ou encore l’impérialisme existent.

[…]

Marre de faire de la pédagogie

Il est intéressant de noter le paradoxe entre des milieux militants (féministes) qui prônent la «déconstruction» et le peu de place effectivement laissé au tâtonnement. Le terme «déconstruction» est censé désigner la remise en question individuelle des normes sociales intégrées lors de notre éducation. Arriver à un stade de déconstruction avancée serait le Saint Graal des «bon·nes militant·es» qui auraient réussi à se défaire de tout mécanisme raciste, sexiste, validiste, classiste, spéciste, âgiste (sans parler des mécanismes ***phobes). La résistance à l’oppression est en quelque sorte réduite à la transformation de soi et à la réflexivité.

Parallèlement est maintenue l’idée que puisque nous sommes né·es dans une société capitaliste, nous sommes et serons à tout jamais racistes, sexistes, validistes, classistes, spécistes, âgistes. En conséquence, il ne semble pas y avoir d’échappatoire : il faut tendre vers le mieux tout en acceptant que nous ne pouvons nous défaire complètement des rapports de domination dans lesquels nous nous inscrivons.

Il y a là un paradoxe entre une tentative de penser un déterminisme social issu d’une lecture matérialiste et une approche néolibérale où l’individu·e tout·e-puissant·e pourrait se reformater du fait de sa volonté seule. Ce phénomène s’accompagne souvent d’un refus de pédagogie. Ce refus est compréhensible sous de nombreux aspects. Les injonctions à la pédagogie auprès des minorités de genre, de race, de sexualité, etc. sont continuelles et harassantes. Elles sont particulièrement pénibles pour les personnes qui doivent endurer le «sexisme ordinaire» (ou racisme, validisme, etc.) dans chaque sphère de leur vie.

Mais comment demander à des personnes de «se déconstruire» sans jamais leur dire comment faire? En leur disant d’être autonomes et de «se renseigner»? Bien évidemment, certaines personnes n’ont pas envie de faire le travail par elles-mêmes et attendent que «leur ami·e queer/noir·e/handi·e» s’en charge pour elles. Pour autant, il faudrait pouvoir réfléchir aux façons possibles de prendre en charge les personnes de bonne foi qui simplement ne savent pas par où commencer leur chemin militant –et particulièrement les personnes concernées par ces luttes.

Les solutions restent à trouver, mais souligner le paradoxe d’une telle situation est indispensable pour avancer collectivement. Être plus souples face aux erreurs, aux questionnements et à l’apprentissage permettrait aussi de dépasser des postures qui se calquent par mimétisme sur des «queer/féministes/vegan/anarchistes parfait·es» (c’est-à-dire celles et ceux qui passent cinq jours sur sept en assemblées générales ou leur temps sur Twitter).

Sans s’interroger sur ce que je pense individuellement et sans le confronter à la position d’autrui dans le cadre de rencontres et débats, on ne peut que rester dans une position superficielle et dangereuse par son manque de remise en question des consensus dogmatiques. L’injonction à la déconstruction individuelle, jointe au refus d’être pédagogue, créent les conditions d’une lutte où nous sommes finalement les un·es à côté des autres, mais profondément seul·es; une lutte formée par un monde néolibéral et taillée pour ne pas trop (le) déranger.

https://www.slate.fr/story/253705/bonnes-feuilles-faire-justice-elsa-deck-marsault-la-fabrique