Faire Justice [Elsa Deck Marsault]1/2

Premières pages du livre, prises sur le site de l’éditeur “La Fabrique”

Il y a aussi un autre texte, des vidéos, des sons

“Faire Justice-Une surenchère féministe”

Dans des espaces où il est admis que le recours à la police en cas de violence n’est pas la solution mais plutôt un problème supplémentaire, le risque principal consiste à n’avoir aucun relais extérieur pour dénoncer les injustices qui s’y déroulent. Cela est encore plus dangereux quand on parle d’abus exercé par le groupe sur un·e individu·e, par exemple dans le cas d’un harcèlement collectif. Les espaces féministes, queer, autonomes ou plus largement abolitionnistes constituent en ce sens un cocktail détonnant. En mêlant rejet de la police et huis clos, constitué par des personnes qui cherchent à rééquilibrer les injustices sociales au sein même de leur groupe, le contexte est favorable au déroulement de nombreux excès – et ce dans une relative impunité.

Quand la société nous paraît trop violente, nous pouvons avoir tendance à nous replier sur les communautés et les personnes qui sont a priori censées nous faire du bien et être source d’em- powerment27 individuel. L’espace militant constitue parfois le seul où l’on se sent à sa place, ce

qui peut développer un sentiment d’appartenance et la sensation d’un pouvoir individuel et collectif. Si ces sentiments sont bienvenus, ils peuvent aussi devenir dangereux dans le cadre d’un règlement de conflit. J’ai observé de nombreux groupes dépassés par leur propre puissance et leur capacité de nuisance. Quand le groupe élabore des justifications morales ou politiques communes pour appuyer sa démarche, la conviction collective d’être dans son bon droit et d’exercer une juste autorité se renforce, ce qui favorise les pires abus sans que personne ne puisse rien dire ou faire.

Comme le note le psychosociologue Didier Anzieu sur les dynamiques collectives, il existe un phénomène de réaction en chaîne entre la frustration que certains groupes peuvent ressentir et la violence qu’ils mettent en œuvre contre certain·es de leurs membres. La frustration des groupes militants se développe face aux nombreux obstacles politiques, économiques et éco- logiques rencontrés ; cette frustration crée de la colère, dont l’une des parades est de « localiser l’agressivité sur une personne, un sous-groupe qui la reçoit en dépôt sans y contre-réagir agressivement ». Nous faisons aujourd’hui face, dans certains milieux militants, à ce que nous pour- rions considérer comme la désignation de boucs émissaires à des fins cathartiques collectives. Didier Anzieu conclut : « J’ai moi-même décrit, sous le nom d’“illusion groupale”, l’état d’un groupe qui est si parfaitement satisfait de lui qu’il va jusqu’à dénier, contre les faits eux-mêmes, sa propre agressivité » Il est particulièrement difficile de dénoncer l’aspect systémique des violences qui se jouent dans les milieux minorisés sans connaître une certaine levée de boucliers. Pourtant, ces violences existent et les reconnaître permettrait probablement de les dépasser. Qu’on parle de remontrances et de critiques publiques, d’exclusion ou encore de harcèlement, l’arsenal punitif venant se substituer à l’arsenal juridique est tout aussi fourni et varié. Le constat est amer. Ce que nous nous infligeons entache l’énergie de nos luttes et marque les personnes qui s’y sont investies de façon durable.

Il est difficile de se figurer jusqu’où peuvent aller les violences en contexte militant sans y avoir été directement confronté·es, soit en accompagnant une personne qui en est victime, soit en en étant soi-même victime. J’ai vu ces violences s’exercer de manière similaire dans des espaces aussi variés que les milieux écologistes, anarchistes, féministes, queer, antiracistes, etc. Les récits que je vais aborder concernent donc des militant·es des milieux progressistes. Pour des raisons de confidentialité et d’anonymisation, ils sont chacun constitués d’un assemblage de plusieurs histoires, et les noms ont été modifiés ; pour autant, les dynamiques à l’œuvre ont été respectées et les faits décrits se sont réellement déroulés. Ces exemples ne sont pas racontés des différents points de vue : ces récits sont donc partiels, situation similaire à ce qu’il se joue dans la vie, quand une personne vient nous raconter son vécu ou que nous vivons nous-même une situation de conflit – nous ne disposons jamais de tous les éléments. En ce sens, il est important de suspendre son jugement sur qui a raison et qui a tort – même s’il est possible de produire une critique des mécanismes en jeu. Il s’agit ici de se rendre compte de l’ampleur des dégâts pour, ensuite, pouvoir penser des alternatives.

En milieu féministe

Le récit qui suit traite d’agression sexuelle et de viol.

M., militante féministe depuis une dizaine d’an- nées, est impliquée dans une association qui aide les victimes de violences sexuelles à déposer plainte. En 2020, M. fait l’objet d’une dénonciation publique sur une liste de diffusion. Un groupe de personnes affirme dans un mail que

M. soutient les violeurs et demande qu’elle soit exclue de la liste ainsi que d’un ensemble de lieux et d’associations de sa ville. Le mail est flou : il ne précise ni nom, ni date, ni actes précis. Il n’est pas

signé. Après avoir mené son enquête, M. réussit à trouver les auteur·rices du texte. Elle finit par comprendre que celui-ci fait référence à une histoire qu’elle a vécue avec son ami, T., et plus particulièrement à des violences sexuelles qu’il lui avait infligées.

En effet, en 2015, lors d’une fête, T. viole M. Pourtant, à ce moment-là et pour différentes raisons qui lui sont propres, M. ne parvient pas à mettre le mot « viol » sur cette agression. Plusieurs mois après, en discutant avec des ami·es militant·es, M. prend finalement conscience du fait qu’il s’agit bien d’un viol. Ses camarades deviennent un soutien dans son processus de conscientisation et de guérison. Elle commence une thérapie et décide finalement de confronter T., qui est malgré tout resté son ami. Elle ne sou- haite pas porter plainte, car elle estime que cela ne serait bénéfique pour personne. Après une discussion avec lui en face à face, dans laquelle il reconnaît les faits, elle décide de continuer à entretenir cette amitié, de l’aider à se remettre en question et à travailler sur son comporte- ment. Il est volontaire, commence une thérapie et assiste à des groupes de parole pour auteurs de violences. Entre-temps, le groupe militant de M., en particulier quelques-uns de ses soutiens les plus proches, lui font part de leur incompréhension vis-à-vis de ce choix. D’après ses camarades de lutte, la seule manière de traiter un violeur est de couper définitivement les ponts avec lui, de le condamner catégoriquement et publique- ment. À leurs yeux, M. fait trop de compromis, ce qui entre en contradiction avec leur engage- ment commun auprès des victimes de violences sexistes et sexuelles et, plus généralement, avec leur militantisme féministe. Sa position vis-à-vis de T. leur semble ambiguë et iels prennent leurs distances. M. finit par aider seule T., car celui-ci se retrouve isolé. M. décide de réduire son acti vité militante.

Après quelques mois, elle reçoit sur la liste de diffusion le mail qui l’accuse de soutenir des violeurs. Mail qui déclenche une vague d’acharne- ment : plusieurs lieux et associations lui ferment leur porte, elle est retirée des listes de diffusion et, malgré plusieurs tentatives de prise de contact, ses mails et appels à ses ancien·nes camarades de lutte restent sans réponse. À leur tour, ses ami·es subissent aussi une forme de harcèlement s’iels restent liées à M., ce qui les pousse à s’éloigner. Elle se retrouve d’autant plus isolée. À ce stade, elle ne sait pas exactement ce qui lui est reproché ou demandé, ni comment mettre fin à la situation.

Harcèlement et ostracisme

Il va sans dire que le sentiment d’être exclu·e d’un mouvement auquel on a contribué pendant des années est d’une grande violence. On peut parler de « harcèlement » même s’il s’agit d’un ensemble de faits qui, justement, correspond plutôt à une absence d’actions à l’encontre de la personne : on refuse de lui parler, on lui ferme les portes de lieux, on l’isole en faisant pression sur ses soutiens, on la retire des canaux d’information. Le harcèlement repose d’ordinaire sur des faits concrets et constatables, et relève d’un ensemble d’agissements abusifs à l’encontre d’une personne (violences physiques, verbales, etc.) On parle par exemple de dog pilling (effet de meute) pour désigner le fait de commenter par des insultes ou attaques personnelles une publication ou un contenu perçu comme problématique à plusieurs30, ce qui donne lieu à un empilement de commentaires plus ou moins vindicatifs. On retrouve ce mécanisme sur des groupes Facebook ou sur des applications de communication interne à des collectifs militants (Slack, Discord ou Signal) où la place de l’écrit est prégnante et favorise le harcèlement.

Pour autant, on peut concevoir autrement le harcèlement : l’ostracisation (désignée en anglais sous le terme cancelling) en constitue aussi l’une des formes. Le harcèlement de groupe peut consister à nier l’existence d’une personne, à lui retirer son droit de parole en arrêtant de l’écouter ou en sapant systématiquement la légitimité de son discours. Jo Freeman, militante lesbienne et féministe dans les années 1970, a vécu ce type de harcèlement et le raconte en ces termes : « Pas à pas, j’ai été ostracisée : si un article collectif était écrit, mes tentatives de contribution étaient ignorées ; si j’écrivais un article, personne ne le lisait ; quand je parlais en réunion, tout le monde écoutait poliment, puis reprenait la discussion comme si je n’avais rien dit ; les dates des réunions ont été modifiées sans que je sois informée ; quand c’était à mon tour de coordonner un projet de travail, personne ne m’aidait. » Cet aspect du harcèlement relève de la violence psychologique. Dans le cadre de violences conjugales, l’instauration d’un climat de violence psychologique est bien connue : le fait de casser des affaires de la personne victime ou encore de minimiser ou d’exagérer sans cesse son ressenti. Dans le cas de harcèlement collectif, cela l’est moins, bien qu’on commence à considérer le problème du harcèlement scolaire (sans toutefois considérer la violence de l’école elle-même). Le harcèlement collectif dans un cadre militant reste peu discuté. L’un des problèmes majeurs quand on est victime de harcèlement collectif est de réussir à en parler autour de soi en étant pris·e au sérieux. En effet, comment rendre compte de l’ampleur du problème et des répercussions sur sa vie quand ce que l’on décrit est une absence d’actions et d’interactions ? Parce qu’il est particulièrement pernicieux, le propre du harcèlement est souvent de ne pouvoir être perçu que par la personne qui en est victime. Tout est mis en place pour que celle-ci se retrouve isolée et ne puisse pas en parler. Il est courant de se faire taxer de « paranoïaque » tant les faits peuvent sembler minimes par rapport aux répercussions évoquées. Cette situation accentue d’autant le sentiment de solitude et d’incompréhension. De plus, le harcèlement fonctionne comme un virus : il touche une personne, mais peut s’étendre à toutes celles qui souhaiteraient lui venir en aide et qui du coup s’éloignent. Peu à peu, cette personne se retrouve donc complètement isolée.

Ce mécanisme est accentué quand le harcèlement se veut motivé par des raisons politiques. Dans le cas de M., son harcèlement fait suite à une démarche jugée comme conciliante avec un violeur. Toutes les personnes qui lui montreraient du soutien seraient en ce sens suspectées de partager sa vision. Soutenir M. reviendrait à prendre parti contre le mouvement féministe, personnalisé par le groupe à l’origine du harcèlement. Aucune place pour la nuance : il n’y a plus une diversité de façons d’être féministe, mais une bonne et de nombreuses mauvaises manières de l’être. Tout se passe ici comme si le nombre de personnes adhérant à une vision des choses rendait cette dernière véridique et incontestable. Il devient alors quasi impossible de se dérober au mouvement ou d’aider la personne visée sans se voir ciblé·e par le groupe : on est soit avec, soit contre le mouvement et a fortiori soit féministe, soit antiféministe.

Là encore, ce mécanisme peut s’expliquer par le biais de la socio-psychologie. Dans le cadre de la création d’un groupe, celui-ci doit prendre des mesures pour survivre dans le temps. Selon Sartre, qui travaille alors sur les mouvements révolutionnaires de 1789, l’une de ces mesures est de l’ordre de la contrainte : le groupe pour- chasse en son sein tout·e membre suspect·e de vouloir se retirer de l’action commune. Chacun·e est considéré·e comme un·e traître en puissance. Cela entraîne les conflits, les oppositions, les épurations, qui visent à amoindrir les positions individuelles au profit de la communauté et qui institue « l’obligation de la [solidarité] ». Un « serment » se façonne, par lequel chacun·e s’en-gage à maintenir l’appartenance au groupe

« Au stade précédent, la [solidarité] était une expérience vécue, une invention libre surgie dans le moment. Maintenant, chacun l’impose à cha- cun dans la durée. » Cette thèse pourrait expliquer le niveau de méfiance qui s’instaure dans les milieux militants et les phénomènes de gatekee- ping. Ces derniers se retrouvent à devoir garder leurs frontières extérieures, par exemple, en cas d’attaque de groupes réactionnaires, mais aussi épurer leurs espaces intérieurs en traquant les traîtres potentiel·les (les personnes qui ne s’impliquent pas assez, les « mauvais·es militant·es »

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